Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, quand il écrit Le Seigneur des Anneaux, Tolkien nous raconte l'histoire d'un conflit total, à l'échelle de tout un monde, entre deux camps clairement délimités et aux visées sans nuance. Et quand l'une de ces parties remporte cet affrontement apocalyptique, tout se termine. Si l'on excepte les dernières péripéties traversées par les hobbits de retour dans leur Comté natale, tout s'arrête. La vie peut recommencer. Est honorée à présent, sans l'ombre d'un doute, la promesse d'un avenir meilleur. Tout cela, assurément, nous évoque quelque chose : l'écrivain anglais a nié s'être inspiré à ce point du conflit mondial, mais il est difficile de ne pas penser à la défaite des nazis, quand nous est relaté l'anéantissement de Sauron.
St. Martin's Press / Perrin :: 2012 / 2013
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Aujourd'hui, ses héritiers nous proposent une autre vision de la guerre. Quand en France, Jean-Philippe Jaworski intitule sa grande œuvre Gagner la Guerre, il ne parle pas de la remporter sur le champ de bataille. Son roman, en fait, commence quand le conflit en question se termine, quand les opérations militaires se sont arrêtées, et qu'il s'agit désormais de tirer un profit politique de cette victoire. De la même manière, si Le Trône de Fer de G.R.R. Martin est riche en batailles et en affrontements, sa grande question concerne l'après. Riche en héros efficaces sur le champ de bataille, mais ineptes à gérer un royaume, ce cycle littéraire est, pour l'essentiel, une longue réflexion sur la bonne gouvernance. Remporter une guerre ne solutionne plus rien.
La littérature dit toujours quelque chose de son époque. Elle en retranscrit les idées et l'état d'esprit. Si autrefois, le conflit de 39-45 a été perçu comme une dispute de territoires et un affrontement idéologique, le monde multipolaire d'aujourd'hui nous a apporté une vision moins tranchée de la guerre. Les conflits postcoloniaux comme celui d'Algérie et du Vietnam, ont démontré que la supériorité militaire ne suffisait pas à les gagner. L'invasion de l'Irak par les Etats-Unis en 2003 a rappelé que la victoire d'une armée ne résolvait rien, voire qu'elle pouvait aggraver la situation. Et avec le temps, c'est sous ce prisme, avec une approche plus nuancée, qu'a été revisitée l'histoire de la Seconde Guerre Mondiale. Le Débarquement de Normandie, par exemple, a souvent été présenté par les populations locales comme un événement glorieux, ouvrant la voie à la libération de l'Europe. Mais aujourd'hui, ressurgissent des récits tragiques sur l'anéantissement des villes normandes par les bombes des Alliés. Dans le même ordre d'idée, on se rappelle aujourd'hui des femmes tondues comme d'un épisode honteux de l'histoire.
Avec Savage Continent, l'historien britannique Keith Lowe partage cette vision, caractéristique des générations nouvelles. Il considère, tout d'abord, que la guerre ne s'est pas terminée le 8 mai 1945 en Europe. Il ne la prolonge pas autant que les Polonais, pour qui elle ne s'est achevée vraiment qu'en 1989, quand les Soviétiques, qui avaient envahi le pays en même temps que les nazis, ont cessé de dicter sa conduite au pays. Mais son récit va tout de même jusqu'en 1950, voire au-delà. Il nous dépeint, alors que les canons se sont officiellement tus, un continent durablement violent, déchiré par la vengeance, la volonté d'épuration et le règlement de compte. Il nous parle de ces vastes mouvements d'épuration ethnique qui ont suivi le conflit en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Yougoslavie (déjà) et ailleurs. Il nous raconte l'installation brutale des dictatures communistes à l'Est, et son inverse, la guerre civile grecque, où ce sont cette fois les Occidentaux qui ont aidé à réprimer dans le sang une opposition de gauche, elle-même pas tout à fait irréprochable. Il décrit les actions de guérillas qui, méconnues en Occident, ont opposé des résistants baltes ou ukrainiens à la mainmise russe.
Keith Lowe, aussi, nous rappelle que la Seconde Guerre Mondiale ne s'est pas résumée à une lutte idéologique entre, d'un côté, le fascisme, et de l'autre, le communisme et le libéralisme occidental. A ces antagonismes, s'en sont opposés bien d'autres : des considérations nationales, territoriales, ethniques ou de classe, voire parfois des vendettas privées et de simples querelles de personnes, se sont mêlées à tout cela, donnant parfois lieu à des renversements d'alliance. Ce sont toute une série de rivalités et de conflits qui, au déclenchement des hostilités, ont reçu un feu vert pour s'exprimer et donner lieu à tout ce débordement. L'agression nazie a allumé un immense incendie qui, parce qu'il avait en fait plusieurs foyers, a tardé à s'éteindre.
La guerre a été, avant tout, la destruction de toutes les digues morales, des digues qui devront être réparées encore bien après 1945, et toujours fragiles de nos jours. C'est ce que, avant de parler des épurations, des déplacements de population, des prises de pouvoir et des conflits européens postérieurs à la Seconde Guerre Mondiale, Keith Lowe nous relate dans les premiers chapitres. Son Europe se vautre dans l'anarchie, elle n'est plus inhibée. La barbarie des nazis et des autres belligérants a rendu presque acceptables le pillage et le marché noir, le vol et l'expropriation, la violence et le viol, les camps et le travail forcé. Même certains vainqueurs s'y livrent, sans retenue.
A force de citer tous ces dérèglements et de dépeindre avec application ce déchainement de violence, Savage Continent en est presque nauséeux. Il est une compilation malsaine, tout à la fois fascinante et écœurante, des horreurs de l'Après-Guerre. Par cet effet masse, il nous ferait presque croire que l'Europe était toujours à feu et à sang, alors que l'on tue moins et que l'on se redresse, dans la seconde moitié des années 40. Avec un tel catalogue, il prend le risque de relativiser les fautes de tel camp, ou de telle idéologie.
Ce risque, toutefois, Keith Lowe en est conscient. Il tient, à plusieurs reprises, à établir une échelle des violences : non, les abus qu'ont subis les populations allemandes déplacées après-guerre, bien qu'abjects et impardonnables, sont sans commune mesure avec le projet d'extermination entrepris par les nazis à l'encontre des juifs et des tziganes ; non, la mainmise des puissances victorieuses sur les pays libérés, quoique évidente et établie, n'a pas été aussi rude et liberticide à l'Ouest qu'à l'Est, si l'on excepte l'exemple de la Grèce.
L'historien britannique affirme au contraire que son projet est de regarder en face chaque action barbare, quel que soit le groupe dont elle émane, pour ne pas être accusé de le minimiser. Pour lui, oublier les violences subies par les Allemands à la fin de la guerre, ou les abus des Yougoslaves et des partisans communistes envers certains Italiens, c'est offrir aux nostalgiques du fascisme un prétexte pour se poser en victime. Dans un contexte européen de retour d'une droite dure, laquelle s'efforce de réviser l'histoire dans un sens qui lui est favorable, il déclare vouloir défendre l'histoire contre le mythe, il réclame de la mesure. Il ne veut que des faits, rien que des faits, même si son livre vient, quelque part, avec son recensement des horreurs de l'Après-Guerre, satisfaire notre fascination pour le mal, et contredire parfois cette intention.