Commençons par spoiler ce compendium, qui compile les ultimes volumes de la série à succès The Walking Dead. Si vous n'avez aucune envie d'apprendre dès maintenant comment tout cela se termine, passez immédiatement votre chemin. Immédiatement. Au bout du compte, donc, il s'avère que Rick Grimes était Moïse. Comme toujours dans la fiction américaine, les figures bibliques ne sont jamais bien loin, et le héros de cette BD, ou roman graphique (ou série télé), aura donc eu un destin semblable à celui du chef des Hébreux. A travers de multiples épreuves, il aura guidé les siens vers une Terre Promise sans pouvoir lui-même y mettre les pieds. Après avoir éliminé plusieurs de ses personnages principaux, le scénariste Robert Kirkman a en effet consenti au sacrifice ultime : le policier des alentours d'Atlanta, devenu meneur d'hommes après une apocalypse zombie, ne verra pas le monde meilleur qu'il aura largement contribué à forger. Il reviendra à son fils Carl, à travers un ultime chapitre prenant place longtemps après sa mort, de nous en faire la visite.
C'est pourtant une happy end que nous offre l'auteur. Ce ne sera pas totalement pour rien que la quasi-totalité de l'humanité se sera faite bouffer par des morts, et que la majorité des héros de l'histoire auront connu le même sort. Le monde d'après repartira sur de bonnes bases. Il sera même, à bien des égards, meilleur que celui d'avant. C'est quasiment une utopie que nous dépeint Kirkman, sous les coups de crayons de son compère Charlie Adlard. L'après-Apocalypse est une société presque parfaite établie dans un décor de western, avec chevaux, chemins de fer et petites maisons dans la prairie, et donc abondamment nourrie par le mythe américain de la Conquête de l'Ouest.
Dans sa postface, l'auteur admet avoir songé à un dénouement beaucoup plus sombre. On y aurait vu une statue dressée à la gloire de Rick Grimes se craqueler, dans un monde envahi à nouveau pour les zombis et dépourvu définitivement de tout vivant. Mais il aurait finalement trouvé cela trop rude. Tous les efforts consentis par ses héros, son histoire même, n'auraient plus eu de sens. La statue de Rick est donc bel et bien là, mais de nombreux survivants sont là pour se la rappeler, et pour transmettre à la nouvelle génération le souvenir légendaire de ce père fondateur. Ce monument nous signale aussi à nous, lecteurs, ce que les 4000 pages de The Walking Dead nous auront raconté : la naissance et la maturation d'un leader visionnaire.
Depuis le début du XXIème siècle, un thème domine l'ensemble de la culture populaire. On le trouve dans la fantasy avec Game of Thrones, on le rencontre aussi dans la science-fiction de Battlestar Galactica, pour ne citer que quelques exemples, pour ne traiter que du sommet de l'iceberg. Ce thème, c'est la politique. Ou plus exactement, c'est la question suivante : qu'est-ce donc que la bonne gouvernance ? The Walking Dead s'inscrit dans cette même tendance. A mesure même que le récit a progressé et que Rick Grimes a élargi son influence et sa communauté, ce thème est devenu de plus en plus visible, en tout cas dans sa version papier (il est nettement plus dilué dans la version télévisée). Et il est apparu plus central que jamais dans le dernier quart de l'histoire, rassemblé dans ce compendium sorti fin 2019.
La première partie, l'arc des Whisperers (les Chuchoteurs) se concentre tout d'abord sur une question : qu'est-ce qu'un bon leader ? Dans quelle mesure a-t-il le droit de mentir à son peuple ? Est-il légitime de le manipuler, si in fine cela profite à ses intérêts ? La fin justifie-t-elle les moyens ? Ces questions sont abordées quand Rick Grimes, confronté à un péril inédit, décide d'écouter les conseils du diable, son ancien ennemi Negan. Dans ce dialogue, s'affrontent deux visions de la politique, deux versions du chef. Mais les deux vont progressivement faire un pas l'un vers l'autre. Rick, par exemple, recourt à une manipulation douce, quand il décide de donner à son peuple un but (préparer la guerre avec les Whisperers) qui n'est pas exactement le sien. Le parallèle entre Rick et Negan est souligné en permanence. A plusieurs reprises, le premier entend ses partisans le comparer au second. Quant à Negan, il donne peu à peu raison à Rick, au point de s'y rallier totalement.
La seconde moitié du compendium voit quand à elle s'affronter deux systèmes politiques concurrents. D'un côté le Commonwealth, une machine efficace et bien huilée, mais reposant sur une société de classes, sur la domination très pyramidale d'hommes sur d'autres hommes. De l'autre, le réseau de communautés entretenu par Rick autour d'Alexandria, une société plus archaïque, mais plus égalitaire et plus décentralisée. L'intérêt de cette confrontation, c'est qu'elle ne prend pas la même forme que les précédentes : celle de la guerre. Celle-ci serait déséquilibrée, le Commonwealth étant le plus puissant et le plus militarisé. Au contraire, Rick préfère user cette fois d'un soft power. Il cherche à calmer les ardeurs guerrières et les velléités d'intervention de ses compagnons, pour l'emporter par un autre moyen : l'exemplarité. Ainsi, son arrivée sera pour le Commonwealth le catalyseur d'une série de changements politiques qui aboutiront à l'unification des communautés. Ces changements, toutefois, auront un coût : celui de son sacrifice, celui de sa propre mort. Comme si l'on ne pouvait jamais sortir indemne de la politique.
Cette fin, on peut la juger trop amère, ou trop optimiste, ou les deux à la fois. Mais elle arrive à point nommé. Dans la postface, Kirkman confie avoir pensé à prolonger The Walking Dead, mais craint que la saga ait fini par s'essouffler. C'était déjà le cas avec la série télé, plus lente, plus tortueuse et moins haletante que sa version dessinée. Mais la BD, elle aussi, commençait à montrer des défauts. L'évolution de Dwight, par exemple, ne fait pas grand sens, compte-tenu de ce que l'on sait de ce personnage. De même, les motifs narratifs finissaient par se répéter. Le Commonwealth, notamment, ressemble à un mélange entre Woodbury (une communauté plus développée que celle de Rick, dirigée par un gouverneur, et pourrie de l'intérieur) et Alexandria (un endroit idyllique et accueillant, géré par quelqu'un qui se méprend sur la marche du monde, et dont le fils est un enfant gâté hostile et dangereux).
Indépendamment du chemin qu'il a pris ou des versions alternatives qu'il aurait pu choisir, Robert Kirkman aura pris sa décision à temps : il aura mis fin au bon moment à sa grande œuvre. Et quoiqu'il en soit, ceux qui auraient encore faim de zombis continueront à y trouver leur compte : ils pourront se repaitre de la série télé, ou de ses différents spin-off. Car dans The Walking Dead, les morts ne meurent jamais tout à fait. Ils marchent encore et toujours.
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