Dans quelle mesure les hommes (ou les femmes) ont-ils une emprise sur l'Histoire ? A quel degré peuvent-ils contrôler les grands événements, une fois ceux-ci déchaînés ? Peut-on vraiment présider au grand destin des hommes ? Cette question, au cœur de la science historique, Stefan Zweig y répond par l'affirmative, semble-t-il, dans ses biographies de grands hommes, notamment celle qui est, sans doute, la plus célèbre, celle qu'il a consacrée à sa compatriote autrichienne Marie-Antoinette, fille de l'impératrice Marie-Thérèse, reine de France, puis "veuve Capet", sacrifiée sur l'autel de la Révolution.
Ce livre, l'écrivain l'a construit au terme d'une véritable démarche d'historien. Il est allé éplucher la correspondance de Marie-Antoinette dans les archives de l'Empire autrichien, ainsi que dans celle de la famille du comte Axel de Fersen, l'amant très probable de la reine. Ainsi, mieux que quiconque avant lui, il a pu explorer la psychologie de la souveraine et comprendre sa personnalité. Il a pu faire la part des choses entre la diffamation (la reine aurait eu de multiples amants des deux sexes, elle aurait inconsidérément dilapidé les biens de la couronne et provoqué la ruine de la France) et la réalité (incontestablement frivole et dépensière, elle n'est toutefois pas allée aussi loin dans ces excès), s'écartant des propagandes opposées des royalistes et des révolutionnaires.
Il s'agit d'une œuvre sérieuse et documentée. Cependant, et c'est précisément la raison pour laquelle ses biographies sont si passionnantes, Stefan Zweig n'oublie jamais d'être un écrivain. Son Marie-Antoinette est, avant tout, une tragédie qui se dévore avec passion. C'est un vrai biopic hollywoodien, avec son arc narratif : une première partie où la reine, au sommet de son pouvoir, refuse de l'assumer, où elle montre qu'elle n'est pas à la hauteur de sa fonction ; et une seconde où, déchue, elle se décide enfin à se comporter en souveraine, défendant ce qui lui reste de pouvoir, et mourant dans la dignité.
Il s'agit d'un roman, rempli d'observations et de théories psychologiques qui, exprimées avec des formules désuètes et un brin pompeuses telles que "c'est dans les âmes souples et molles, manquant encore de maturité, que le malheur imprime le plus nettement son sceau" (p. 297), ne sont pas ce qui a vieilli le mieux, dans ce livre de près d'un siècle. Ce dernier, donc, porte avant tout sur un destin personnel. Mais à l'en croire, cette personne compte. La grande thèse de cet ouvrage, au fond, c'est que la Révolution aurait été toute autre si des personnalités plus fortes que Louis XVI et Marie-Antoinette avaient été à la tête du royaume de France, en ces grandes heures décisives.
Une monarchie menacée peut-elle se maintenir sans vrai monarque, un trône résister s'il n'est occupé que par des figurants qui n'ont ni dans le sang, ni dans le cœur, ni dans le cerveau, le principe de la royauté ? Un individu aussi faible que Louis XVI, une femme aussi mondaine que Marie-Antoinette, l'un timide, l'autre étourdie, deux êtres aussi superficiels sont-ils capables de défendre leur dynastie contre les menaces de l'époque ? (pp. 101-102).
Stefan Zweig le dit même explicitement : l'Histoire aurait pris un autre tournant avec un homme de la stature de Louis XIV, voire même avec un Louis XV. Alors que Louis XVI et Marie-Antoinette, eux, étaient des êtres modestes. Non pas des imbéciles, comme on l'a dit parfois. Quand ils le voient pour la première fois, les gens qui ont jugé trop vite ce gros bonhomme débonnaire sont agréablement surpris par l'intelligence du roi. Quand, mère acculée, elle cherche coûte que coûte à préserver le futur et le statut de son fils, Marie-Antoinette se montre ingénieuse. Elle devient une politique et elle rappelle qu'elle est la fille de Marie-Thérèse. Mais le premier, trop bon sans doute, trop soucieux de bien faire, se caractérise par son indécision et par la demi-mesure. Alors que la seconde n'aura pas pris toute la mesure de sa fonction, dans ces années heureuses où elle s'abandonne aux plaisirs et à la frivolité.
Qui plus est, le couple n'est pas aidé par son entourage. Il est attendu que les sans-culottes s'acharnent sur Monsieur et Madame Véto. Mais leur entourage lui-même, les enfonce plutôt qu'il ne les secoure. Au fond, il va bien à ses frères que le roi cumule les déconvenues. Cela leur dégage la route. La chute de la famille royale leur permettra, quelques années plus tard, de devenir Louis XVIII et Charles X. Même chose pour la famille de la reine. Pour les empereurs d'Autriche, Marie-Antoinette pèse bien peu par rapport aux intérêts d'état. Et ce désintérêt ne fait que s'amplifier une fois le trône passé de son frère à son neveu, qui ne l'a pas connue. Après tout, dans quelques temps, ils marieront une autre de leurs filles à un tyran issu de la Révolution, Napoléon.
A lire Stefan Zweig, la Révolution, ou tout du moins son épisode régicide, n'étaient pas des fatalités. Marie-Antoinette a été pour partie l'actrice de sa propre chute. Elle et son époux occupaient des statuts à contre-emplois. Ces deux êtres ordinaires, qui auraient pu faire des bourgeois honnêtes, ces deux personnes pas plus méchantes que d'autres, n'ont été à la hauteur de la situation qu'à la fin de leurs vies, quand il s'est agi de mourir dans la dignité.
Entretemps, ils ont multiplié les occasions manquées. Ils ont toujours réagi trop tard, ou mal, ou trop mollement. L'auteur parle de moments où l'Histoire aurait pu prendre un autre cours. Et si Marie-Antoinette avait pris garde aux conseils avisés que lui envoyait sa mère l'impératrice ? Et si, à Varenne, Louis XVI avait attendu quelques minutes de plus ? Et si, moins rebuté à l'idée de verser le sang, il avait lutté énergiquement contre les fauteurs de troubles révolutionnaires ? Et s'ils n'avaient pas croisé sur leur route le zélé Jean-Baptiste Drouet, à propos duquel Zweig dit : "cette fois encore, l'action énergique d'un seul homme suffit pour changer le cours de l'histoire" (p. 329).
En bon romancier, Zweig nous fait un récit qui pourrait basculer à tout moment, en fonction des actions et décisions de ses protagonistes. Ces deux-là, cependant, auraient-ils vraiment pu agir autrement. N'étaient-ils pas le produit de l'Ancien Régime ? Pouvait-il exister d'autres aspirations, pour ces deux souverains élevés loin des misères de leur peuple, que de chercher à jouir de leurs envies, celles simples de la chasse et de la bonne chère pour Louis XVI, celles effrénées des fêtes et de la mode pour Marie-Antoinette, et de ne se mêler que contraints aux vicissitudes de la politique ? Etrangers aux réalités de ce monde, comme le montre le carosse luxueux et peu discret avec lequel ils ont organisé leur fuite de Paris, étaient-ils en mesure de prendre de bonnes décisions ? Le pouvoir absolu de Versailles ne pouvait-il générer autre chose que la jalousie des frères du roi, la rapacité de courtisans intéressés, l'avidité de la Polignac, les manigances de la Comtesse de la Motte, l'indifférence des monarques européens et le ressentiment du peuple ?
Ces deux êtres falots qu'étaient le roi et la reine, leur destin de victimes expiatoires, et au-delà d'eux la Révolution dans son entièreté, étaient peut-être, bien plus que Stefan Zweig semble le considérer, les effets différents d'une cause unique, les conséquences fatales de ce système essentiellement vicié, porteur de sa propre perte : l'absolutisme royal voulu un siècle plus tôt par Louis XIV. Marie-Antoinette, femme banale emportée par des événements exceptionnels, était autant qu'eux le produit de son époque. Sans Versailles, pas de Révolution. Mais sans Versailles, pas de Marie-Antoinette non plus.
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