Dans la foulée du Seigneur des anneaux et de Game of Thrones, voire, dans un tout autre style, de Harry Potter, tous de gigantesques succès, il est devenu commun de voir un bestseller de fantasy porté à l'écran. Une course s'est enclenchée chez les producteurs, les studios et les plateformes de streaming, à qui adaptera le mieux les livres majeurs de ce genre autrefois décrié. Au cours des quinze dernières années, des œuvres telles que Narnia, The Witcher, The Magicians, American Gods, entre autres, ont toutes bénéficié d'une telle adaptation. L'une des plus importantes, cependant, a longtemps manqué à l'appel : La roue du temps. Mais il est tout récemment revenu à Amazon Studios, à grand renfort de marketing, de combler ce manque.
S'il a fallu tant de temps pour qu'on se pencher sur cette œuvre, il y a une raison. Cette saga fleuve qui s'étale sur quatorze volumes très épais, n'était pas la plus simple à porter à l'écran. Si le monde du Seigneur des anneaux est fouillé, son intrigue, tout au contraire, est plutôt simple ; une fois l'obstacle visuel surmonté par les images de synthèse, il était possible d'en faire une œuvre de cinéma. Quant à Game of Thrones (ou plutôt A Song of Ice and Fire), il était écrit d'emblée d'une manière télévisuelle, avec un séquençage par épisodes, un déroulé rapide et de fréquents coups de théâtre. Mais pour La Roue du Temps, des limites se présentaient.
D'abord, son intrigue est lente et compliquée. Elle compte de longs passages contemplatifs, un nombre ahurissant de personnages et des mystères qui ne s'éclaircissent qu'après plusieurs tomes. C'est une œuvre immersive, qui exige de la patience. Ce sont aussi des livres qui ont vieilli et qui, a posteriori, font figure de transition entre la fantasy à la Tolkien (une poignée de braves garçons doivent délivrer le monde d'un méchant surpuissant) et celle, plus réaliste et plus politique, à la Martin (le monde à sauver est tiraillé entre factions et ambitions contraires). Ces obstacles, Amazon a cherché à les contourner, de manière plus ou moins convaincante.
Ses auteurs, tout d'abord, ont cherché à rajeunir l'œuvre. Les personnages, notamment, sont sexualisés dès le début. Ils ne sont plus les jouvenceaux vierges et innocents du livre. Perrin, par exemple, est marié. Rand et Egwene, simplement promis l'un à l'autre dans l'œuvre originale, ont consommé leur relation dans la série. Quant à Moiraine et Siuan Sanche, elles sont amantes et elles s'embrassent à l'écran, alors que dans le livre, leurs rapports sexuels se sont limitées à l'adolescence. Cette Roue du temps est déniaisée, l'homosexualité s'affichant aussi à travers deux Warders (les "Champions"), ces guerriers qui protègent les magiciennes Aes Sedai.
La série s'est pliée à l'impératif moral qui domine aujourd'hui à Hollywood : être inclusif, mettre en scène des sexualités différentes, représenter l'humanité dans toute sa diversité. Pour la même raison, les personnages de cette La roue du temps sont multiraciaux. Alors que dans l'œuvre de Robert Jordan, chaque peuple se distingue par des traits physiques particuliers, tous les faciès et toutes les couleurs de peau se retrouvent mêlés ici, y compris dans les Deux-Rivières, cet endroit rural et reculé d'où sont issus les cinq héros principaux. Dans le même ordre d'idée, alors que Rand, Mat et Perrin, trois garçons, sont les protagonistes principaux de l'histoire d'origine, les seuls à être Ta'veren, ces êtres qui influent sur le destin du monde, les seuls à pouvoir être le Dragon, ce puissant magicien qui se réincarne à chaque grande ère de l'Histoire, les héroïnes Egwene et Nynaeve acquièrent le même statut dans la série filmée.
La roue du temps, donc, a été ripolinée pour mieux coller à l'ère du "diversity & inclusion". Et pourquoi pas, après tout ? Car rien de tout cela ne nuit à l'intrigue. Malheureusement, la façon dont Amazon contourne l'autre obstacle à l'adaptation s'avère nettement plus problématique.
Réduit à huit épisodes, le premier tome de la saga, celui qu'adapte cette première saison, se voit naturellement simplifié. Le rythme y est extrêmement rapide. il emprûnte de nombreux raccourcis. Il est expurgé de quelques-unes de ses péripéties, comme le détour de Rand par la ville de Camelyn. Cette simplification est sans doute nécessaire, mais en contrepoint, ces épisodes sont remplis de moments qui anticipent sur la suite. Ils éclaircissent prématurément quelques mystères, celui sur la naissance de Rand, par exemple. Ils révèlent déjà la nature du monde disparu, 3000 ans avant le récit. Soucieux de captiver leur audience au plus vite, les auteurs de la série la chargent outre-mesure d'événements sensationnels et spectaculaires.
Quelquefois, cela s'avère réussi. Le détour par la Tour Blanche, par exemple, nous fait connaître ce nœud de vipères pourri par la suspicion et l'intrigue qu'est la capitale des Aes Sedai, ces magiciennes qui président aux destinées du monde. Cela diffère du livre, où tout cela ne transparait qu'avec le deuxième tome, mais c'est fidèle à son esprit, c'est conforme à cette dimension politique qui est l'un des atouts de l'œuvre, son apport à la fantasy. Mais d'autres fois, les choix ont de quoi laisser circonspect. Pourquoi laisser l'un des héros sur le carreau à mi-parcours (a priori, il s'agit d'un aléa de tournage lié au COVID, mais bon…) ? Pourquoi traiter de la virée à travers les "ways" (les "chemins" en VF) en quelques minutes vite faites mal faites, alors que c'est là l'un des moments les plus prenants et les plus angoissants du livre original ? Pourquoi, dans le même épisode, partir dans de longues histoires d'amour compliquées, en sortant du chapeau un triangle amoureux et une jalousie qui n'ont aucune raison d'être ?
Et que dire de ce finale rempli d'inepties, avec cette forêt décrépie du "blight" (la "flétrissure") qui n'a pas l'air plus dangereuse que le bosquet d'à côté, avec ces guerriers soi-disant redoutables qui se font rétamer en quelques secondes, avec ces femmes qui n'ont même pas complété leurs formations de magiciennes mais qui terrassent une armée en deux temps trois mouvements, sur le mode du deus ex machina ? Ces modifications ne se légitiment même pas par le souci de faire du spectaculaire, puisque le livre proposait déjà une apothéose éclatante.
Certaines œuvres de fantasy adaptées à l'écran ont été des réussites. Avec ses effets spéciaux nouveaux et spectaculaires, Le seigneur des anneaux a marqué les esprits. Avec sa brutalité et sa morale complexe, Game of Thrones s'est libéré du manichéisme. La roue du temps, malheureusement, n'a rien de disruptif. Manifestement, il s'agissait pour Amazon de se conformer à un cahier des charges déjà bien établis : la diversité et la représentativité des acteurs, des rebondissements à foison, des actions à grand spectacle qui amplifient à l'écran les pouvoirs alors encore balbutiants des protagonistes, et puis bien sûr un brin de romance.
Et tout cela, compte-tenu des moyens investis dans cette série ambitieuse, ne se montre globalement rien d'autre que décevant. Surtout quand on y ajoute ses dialogues sommaires, quelques décors en carton-pâte, des acteurs pas toujours expressifs et des histoires d'amour déclinées sur un mode très adolescent. Si l'on recherche sur Amazon l'adaptation réussie d'une œuvre issue des littératures fantastiques, mieux vaut revenir tout de suite à The Expanse.
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