L'anticipation, la vraie, est un exercice ardu pour l'homme. Elle est même, la plupart du temps, hors de sa portée. Ce qu'il dépeint le plus souvent, quand il explore cette voie en littérature, c'est une version exacerbée de la société de son temps. C'est le cas, tout du moins, avec Benjamin Fogel. L'auteur, bien connu dans nos environs pour être à la tête des éditions Playlist Society et pour avoir publié une sorte de biopic littéraire sur Howard Devoto, est passé à une fiction plus intégrale, avec La transparence selon Irina. Et ce qu'il a livré avec, c'est bel et bien cela : un portrait hypertrophié de notre société, celle qui, les vingt dernières années, a été transformée en profondeur par Internet.
Internet, pourtant, n'existe plus vraiment dans le Paris du milieu du XXIème siècle où l'action prend place. Il a été remplacé par "Le Réseau", lequel a généralisé le principe déjà bien en place à notre époque, celui propre aux réseaux sociaux, celui qu'on associe au traçage et à la vidéosurveillance généralisés : la transparence. Chaque citoyen est désormais pleinement visible des autres. Grâce à une puce implantée dans son épiderme, tout est connu de lui. Tout est tracé, chacun de ses faits et gestes est enregistré. Tout juste la société lui permet-il, s'il le désire, d'adopter dans le vrai monde une identité parallèle et de vivre une autre existence en qualité de "nonyme".
Loin d'être vécue comme un cauchemar à la 1984, cette surveillance généralisée, qui permet notamment de contrôler les comportements déviants, est acceptée. Elle est même vue comme libératoire par la majorité "riencaca" (pour "rien à cacher") de la population, tandis que des minorités extrémistes "rienacalistes" (ceux qui voudraient interdire l'anonymat) et "obscuranets" (ceux, considérés comme terroristes, qui souhaiteraient abolir la réalité virtuelle en vigueur sur le Réseau) s'affrontent avec la virulence et la passion qui caractérisent tous les extrémistes.
Au milieu de cette société (pas si) futuriste, on suit les aventures d'un triangle amoureux composé des frère et sœur Lukas et Irina Loubovsky, et d'une certaine Camille Lavigne. Cette dernière, en effet, a une passion pour chaque membre de la fratrie. Alors qu'elle entretient une relation amoureuse platonique avec l'intellectuelle Irina, un puissant leader d'opinion sur le Réseau, dont elle est en quelque sorte le chien de garde, elle se lance dans un amour plus physique avec son frère Lukas, un riche et puissant directeur chez Altran. S'instaure alors, jusqu'à son dénouement inattendu, une étrange relation à trois. A côté de ce trio, grouillent toute une ribambelle de personnages secondaires (dont un certain Russel Jim Devoto, en clin d'œil au chanteur anglais homonyme et à l'ouvrage précédent de Benjamin Fogel), qui en complément de Camille, sont à tour de rôle les témoins et les narrateurs de cette histoire.
Servie par une écriture rapide et fluide, l'intrigue se suit avec plaisir. Mais avec son histoire de société secrète et de projet séditieux, elle n'est pas l'attrait principal du livre. Ce qui compte ici, comme pour tout bon roman d'anticipation, c'est ce que l'auteur dit à propos de notre société contemporaine, quand il en amplifie les travers et les traits. Les conclusions et les critiques des personnages sur les perversités d'Internet sont actuelles, non futuristes. Nous sommes déjà dans le monde qu'ils décrivent, celui de la course au statut sur le Web, celui de la mise en scène narcissique de ses goûts, opinions ou modes de vie, celui où tout le monde parle mais où personne n'écoute :
Le Réseau avait transformé l'outil en sujet. On accumulait les connaissances, aiguisait ses expertises, affûtait ses raisonnements sans autre objectif que de revendiquer un savoir, que l'on exposait comme un trophée, telle une preuve de la place qu'on occupait dans la société. Tous contremaîtres, s'épiant les uns les autres, distribuant des bons points, instaurant le contrôle par la compétition mentale. On était capable de tout remettre en cause, sauf le principe même de la course à l'intellectualisation (…) Chacun vivait dans sa propre prison, persuadé d'être observé de tous, consacrant son énergie à donner la meilleure image possible, au point de ne plus avoir le temps d'épier les autres (p. 241-242)
Benjamin Fogel nous parle d'une société où l'impératif de transparence, la nécessité d'exposer en permanence sa vie au regard des autres, incite en permanence au mensonge. Camille elle-même le dit à un moment : il est vulgaire pour un critique de défendre ses goûts, l'impératif est au contraire de briller par l'art du langage et de la dialectique.
Être riche, beau et charismatique ne suffit plus. Il faut aussi partager des expériences stimulantes, proposer des réflexions de fond, et se faire aimer du plus grand nombre, le tout sans trahir sa personnalité, ce qui aurait pour conséquence l'inverse de l'effet recherché. L'injonction à la transparence nous pousse à prétendre que nos vies son formidables, au point d'y croire nous-mêmes. L'accumulation de traces que laissent nos actions finit par donner un sens à nos existences. Les jours passent et il en reste quelque chose : des données qui dessinent un parcours (p. 281)
Et comme pour enfoncer le clou, comme pour appuyer la démonstration, l'intrigue du roman repose elle-même sur une supercherie, sur une énorme tromperie, ourdie par celle-là même qui se veut la théoricienne du Réseau.
Ce roman ressemble à une critique de la société connectée. Et pourtant, parfois, on se demande si ce monde qu'il décrit (et qu'il décrie), n'est pas au fond, plutôt, la société parisienne. Ces vies un peu bohèmes que décrit le roman, menées par des gens cultivés soucieux d'affirmer leurs goûts et leurs points de vue, par d'éternels célibataires à la sexualité ouverte et parfois indéfinie, par des intellectuels qui surconsomment la culture et qui citent Tim Hecker, Alain Bashung ou Michel Houellebecq, sont celles des urbains d'aujourd'hui. Ce monde d'après que décrit la grande penseuse Irina Loubovsky, celui du Réseau, est celui, actuel (voir éternel) des débatteurs de la culture lettrée.
En comparaison, l'oralité apparaît comme une pratique archaïque, réservée à ceux qui souhaitent vivre dans l'instantanéité du réel, où les mots sont prononcés, sans donner suite, sans s'inscrire dans un schéma global. Le ton de nos phrases, les pauses que nous marquons, les respirations que nous prenons, au lieu de souligner le sens du propos, le parasitent. Et que dire des visioconférences, pratique archaïque de l'époque d'Internet, où le langage corporel et les contorsions du visage masquaient la teneur des mots (p. 278)
En 2022, cet Internet de l'écrit présenté par Irina comme triomphant trente ou quarante ans plus tard, appartient déjà au passé. Il est celui du début, celui de la décennie 2000, quand le Web était encore l'apanage des nerds et des plus favorisés, quand une bande-passante limitée n'autorisait que le texte et quelques images misérables, quand les webzines et les blogs n'avaient pas encore été remplacés par les phrases de 280 caractères et les chaines Youtube. En vérité, la vulgarisation d'Internet et la multiplication des contenus multimédias a largement tué ce Web de l'écrit, du contenu et du débat permanent, le nôtre sans doute, celui aussi de Benjamin Fogel, qu'il nous présente pourtant comme celui du futur. Comme dit plus haut, l'écrivain d'anticipation ne prédit jamais le futur, il grossit son présent.
Fil des commentaires
Adresse de rétrolien : https://balzac.fakeforreal.net/index.php/trackback/3229