C'est l'un des événements de la rentrée 2022 : la sortie simultanée sur des plateformes de streaming concurrentes des Anneaux de Pouvoir et de House of the Dragon, deux séries de fantasy à gros budget. Deux séries qui, outre leur genre d'appartenance, ont plusieurs points communs. Elles sont en effet les préquels des deux œuvres les plus emblématiques de leur domaine littéraire, Le Seigneur des Anneaux pour l'un et Le trône de fer (alias A Song of Ice & Fire en VO, ou Game of Throne pour sa version télévisée) pour l'autre, deux œuvres culte qui ont vu leurs auras décuplées et leurs popularités atteindre des hauteurs stratosphériques quand elles ont été adaptées à l'écran. L'une comme l'autre, ces séries sont aussi l'adaptation partielle de livres très fournis, qui racontent la genèse d'un monde.

GEORGE R. R. MARTIN - Fire & Blood

Fire & Blood, en effet, est le Silmarillon de George R. R. Martin. Tout comme l'œuvre posthume de Tolkien, il n'est pas un roman centré sur une poignée de personnages, mais un ouvrage long et touffu (plus de 700 pages) qui nous parle de faits étalés sur plusieurs siècles, et déroule une ribambelle hallucinantes d'événements et de protagonistes. Pour certains, c'est décevant, ils ne retrouvent plus dans ce défilé de faits le caractère immersif qui les avait séduits avec l'œuvre principale, ils ne peuvent plus se reconnaître dans les héros. Mais pour les autres, c'est au contraire la pièce majeure de leurs auteurs respectifs, celle où l'on apprécie pleinement leurs qualités incomparables de concepteurs de mondes, de créateurs d'univers, de world builders, pour reprendre une notion capitale en fantasy.

Il y a cependant une grande différence entre ces deux œuvres qu'un demi-siècle sépare. La même que celle qui éloigne Le trône de fer du Seigneur des Anneaux. Tolkien et Martin ont cherché l'un comme l'autre à réenchanter le monde. Ils racontent le passé comme on ne le fait plus à l'heure du doute, du savoir et de la rigueur scientifique. Mais alors que l'Anglais a réinventé le mythe avec le Silmarillon, alors qu'on retrouve chez lui l'influence de la Bible ou des grands récits nordiques sur les origines du monde, l'Américain, lui, préfère l'Histoire. Une Histoire qu'il relate comme on ne le fait plus. Tandis qu'aujourd'hui, les historiens s'intéressent surtout à l'évolution des cultures, des techniques ou des populations, et aux nouveaux rapports sociaux qu'ils induisent, Fire & Blood ne traite que des faits et gestes des grands de son monde, à savoir la famille qui règne sur les Sept Couronnes, les Targaryen. C'est de la bonne vieille Histoire populaire façon Troisième République, celle que Stéphane Bern aime raconter à la télé.

Le livre est présenté comme le travail d'un chroniqueur d'autrefois. L'érudit qui est censé tenir la plume, en effet, est lui-même une personnalité de Westeros, l'archimestre Gyldayn de la Citadelle. Il n'a rien d'un historien moderne. Néanmoins, il a mené une véritable enquête. Il cite et il compare ses sources, notamment quand il se penche sur la période la plus agitée de la vie du royaume, et que des témoignages partisans se contredisent. La narration est très descriptive : le conquérant Aegon a fait ceci avec son dragon, le roi Jaehaerys a pris telle ou telle décision. Les noms de monarques, de princes, de nobles et de chevaliers se succèdent, à en perdre le fil. Ce livre n'est pas pour ceux qui veulent s'émerger dans une atmosphère, ceux qui se délectent des descriptions et apprécient qu'une histoire soit savamment mise en scène. Ils trouveront le récit trop rapide et aride, malgré les dessins et les illustrations signés par l'auteur de comics canadien Doug Wheatley, qui viennent égayer ce gros pavé très dense. Mais pour tous les autres, ceux qui aiment l'histoire et la politique, c'est tout aussi palpitant qu'A Song of Ice & Fire.

Car c'est toujours le même auteur qui est à l'œuvre. C'est toujours celui qui imagine des retournements de situation spectaculaires, des intrigues prenantes, des situations impossibles où le sexe et la brutalité ont parfois toute leur place, des personnages forts et singuliers. Ces derniers arrivent et disparaissent trop vites, on peine souvent à s'y attacher. Mais à la place, c'est à toute la dynastie des Targaryen qu'on s'identifie. C'est pour elle qu'on frémit, puisque c'est son destin qui est conté ici, de la conquête originale de Westeros, à dos de dragon, à la chute qui sera racontée dans un prochain tome (si George R. R. Martin, qui semble avoir bien du mal à finir ses sagas, parvient à la publier un jour...), en passant par cette période brutale de conflit familial joliment appelée "Danse des Dragons", celle qui légitime le titre du livre, feu et sang, et qu'a choisi de nous raconter la toute nouvelle série de HBO.

A travers le destin de cette famille, Martin traite du même sujet qu'avec A Song of Ice & Fire. Il pose les mêmes questions : qu'est-ce que la bonne gouvernance ? Que faire du pouvoir absolu, représenté par les dragons ? Que faut-il pour être un bon roi ? Il le fait à travers ses portraits de monarques. Aegon, le fondateur de la dynastie, est avant tout un conquérant, il revient à ses successeurs de consolider le royaume. Le premier, son fils Aenys, est un homme bon et bien intentionné, mais il est faible et indécis. Le suivant, son frère Maegor, est au contraire fort et résolu, mais il plonge le royaume dans la terreur. A mi-chemin de ces deux types, le souverain idéal semble être le troisième, Jaehaerys, même si, avec sa descendance nombreuse et compliquée, il sèmera les graines des désordres à venir. Et cela continue, ainsi de suite, avec les rois et prétendants d'après. A travers ces portraits de régnants, de ministres, de conseillers, de généraux et d'argentiers, avec cette œuvre inachevée et néanmoins complète qui prend place à Westeros, l'auteur nous délivre un manuel politique, Le Prince du nouveau temps.

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