The Lions Of Al-Rassan est un classique de la fantasy, et pourtant, ce roman ne contient aucun élément fantastique. Mis à part un personnage secondaire doué de préscience, aucun de ses protagonistes n'a de pouvoir surnaturel. Aucun artéfact magique ne vient perturber les événements politiques et militaires qui y prennent place. Et si l'on excepte la présence de deux lunes dans le ciel, le monde où l'intrigue prend place ressemble au nôtre. Pour bâtir ce que certains considèrent comme son meilleur livre, Guy Gavriel Kay s'est basé sur notre Histoire. Al-Rassan, en effet, s'inspire largement d'Al-Andalus, l'Espagne musulmane du Moyen-Âge.

GUY GAVRIEL KAY - The Lions Of Al-Rassan

Comme à l'époque de la Reconquista, trois religions se partagent ce territoire. Les Chrétiens sont remplacés par les Jaddites, adorateurs du soleil, dont trois royaumes occupent le tiers nord de ce pays qu'ils possédaient autrefois en entier, et qui s'appelait alors Esperaña. Les Musulmans sont ici les Asharites, et ils vénèrent les étoiles. Ils occupent au sud ce qu'il reste d'un glorieux califat disparu. Quant aux Kindaths, peuple mal-aimé associé aux deux lunes, ils errent comme leurs astres, d'une contrée à l'autre, au gré des persécutions, des pogroms et des vexations perpétrés par les fidèles des autres croyances, à la manière des Juifs d'autrefois.

En conséquence, Al-Rassan est une contrée en mouvement. Son équilibre est précaire, ses royaumes sont livrés en permanence aux conflits, au brigandage et au rançonnage. Et pourtant, c'est aussi une terre de culture et de lumière.

Les royaumes jaddites et asharites se déchirent plus souvent entre eux qu'avec l'autre civilisation. A force de se côtoyer et d'échanger, ses fidèles des trois religions se connaissent, ils se comprennent parfois. Ils s'exilent les uns chez les autres, ils combattent les uns pour les autres, ils maîtrisent souvent leurs langues respectives et ils pratiquent une version tolérante de leurs fois. Et si les préjugés perdurent, Jaddites et Asharites acceptent mieux qu'ailleurs le peuple Kindath. Dans la douce Al-Rassan s'est développé une civilisation originale, plus ouverte qu'à Soriyya, le berceau des Asharites. Une civilisation brillante, dont ce roman tragique décrit la chute à travers le destin de ses acteurs les plus remarquables.

Les Lions d'Al-Rassan, en effet, sont deux hommes hors-du-commun. L'un d'eux, Ammar ibn Khairan, est un poète. Il est aussi le conseiller du principal prince asharite, son bras armé. L'autre, le Jaddite Rodrigo Belmonte (très inspiré par Rodrigo Díaz de Vivar, alias le Cid), est un capitaine, un meneur d'homme, un militaire d'exception. Et les deux sont des bretteurs hors-pair qui laissent peu de chance à leurs adversaires quand ils s'engagent en combat singulier. Leurs vies sont différentes : l'Asharite collectionne les aventures et les amantes (voire les amants), alors que le Jaddite est un père de famille aimant. Mais l'un comme l'autre représente cet Al-Rassan éclairé qui bientôt va disparaitre sous les coups des fanatiques et jusqu'au-boutistes des deux camps.

Rapprochés par l'exil, ils vont se lier et s'apprécier. Ils vont aussi former un étrange triangle amoureux avec l'autre héros de l'histoire, une femme médecin Kindath du nom de Jehane bet Ishak, qui partage leur tolérance et leur hauteur de vue. Elle est un autre lion d'Al-Rassan, de même que le roi Badir et son conseiller Mazur, auprès desquels ils trouvent refuge. De même, aussi, que quelques autres protagonistes, comme le jeune soldat Alvar de Pellino, dont ce roman raconte l'apprentissage, le marchand de soie Husari ibn Musa, voire le roi Ramiro, le plus avisé des souverains jaddites.

Dans ce livre qui est une ode à la tolérance et un réquisitoire contre le fanatisme, on voit ces personnages se rapprocher et s'aimer, et parfois adopter les us et les coutumes des autres, avant d'être emportés dans la folle furie des guerres, par les passions de leurs peuples et par leur loyauté envers eux.

C'est une jolie tragédie que relate The Lions Of Al-Rassan, un grand roman de fantasy historique qui, dès 1995, amorce l'évolution que prendra ce genre sans cesse plus rude, sans cesse plus adulte. Il y pourtant une trace d'archaïsme dans le portrait de ces héros. Certes, Guy Gavriel Kay ne commet pas l'erreur d'en faire des êtres immaculés. Ammar ibn Khairan et Rodrigo Belmonte ont du sang sur les mains. Ils sont à l'origine de meurtres et de massacres, ils ont conduit leurs troupes au viol et au pillage. Mais cela n'est dû qu'à la nécessité, à la realpolitik qui s'impose à tout chef de premier plan. Dès que possible, ils s'opposent à ces excès, ils les ont en horreur. Et en dehors de cela, ils sont bel et bien des lions, forts, doués en tout, mais également attentionnés et moraux.

Il y a du pessimisme dans laThe Lions Of Al-Rassan : sa morale, c'est que des hommes exceptionnels, aussi puissants soient-ils, ne peuvent retenir la folie de leurs semblables. Il y a du réalisme, dans ces jeux de pouvoir qu'ils ne peuvent entièrement contrôler. Mais avec eux, est encore exalté le héros glorieux et éclatant d'antan. Tout dépourvus soient-ils de capacités surnaturelles, Ammar ibn Khairan et Rodrigo Belmonte, mais aussi Badir de Ragosa, Mazur ben Avren et d'autres encore, ont quelque chose d'inhumain. Ils ont les qualités infaillibles et inaccessibles du héros du livre d'histoire. C'est de la fantasy tragique, réaliste et historique. Mais c'est aussi toujours, quelque part, de la high fantasy épique.

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