Les choses s'annoncent intrigantes avec ce livre de Guillaume Chamanadjian, à commencer par son concept littéraire. Le sang de la cité, en effet, fait partie d'une œuvre à deux. Il est le premier volume d'une trilogie intitulée Capitale du Sud, à laquelle répond une autre, nommée fort logiquement Capitale du Nord, écrite quant à elle par Claire Duvivier. Les deux racontent des histoires d'apparence indépendantes, mais qui se répondent l'une l'autre, appartenant au même monde et au même cycle, La tour de garde.
Le tout est en phase avec les grandes tendances de la fantasy moderne. Le monde importe, les deux villes en question, Dehaven au nord, Gemina au sud, qui évoquent l'une l'Amsterdam du Siècle d'or néerlandais, l'autre une cité italienne de la Renaissance, étant des personnages en elles-mêmes. La politique, aussi, est au premier plan, Le sang de la cité mettant en scène les alliances et les rivalités des divers duchés qui composent l'effervescente mégalopole méridionale. Le fantastique et la magie sont employés avec parcimonie, sans débauche d'effets spéciaux. Quant aux personnages, ils sont d'allure triviale et réaliste. Nox, le héros du Sang de la cité n'est par exemple, d'apparence tout du moins, qu'un simple commis d'épicerie.
Ça se présente bien, donc, de prime abord.
Mais à la lecture, plus rien ne va.
Premier souci : il n'y a pas d'intrigue. Les premières pages se perdent à raconter les errances de Nox dans les rues de Gemina. Elles relatent ses courses à droite et à gauche, et on ne sait pas très bien où l'auteur veut en venir. L'action s'emballera bel et bien, plus tard. Il y aura des combats, de la violence, des assassinats. Mais tout cela arrivera comme un cheveu sur la soupe.
Il y a bien le début d'un mystère, avec cette ville cachée découverte par Nox, mais il n'aboutit pas à grand-chose. On y voit aussi le commencement d'une affaire politique, avec cette histoire de canal que le protecteur du héros, le duc Servaint, voudrait voir traverser la cité. Mais ses manigances et celles de ses rivaux ne mènent au bout du compte qu'à une razzia de pirates, et à des bastons bêtes et méchantes. Visiblement, c'est Ramzan Kadyrov qui gouverne à Gemina, et non un subtil dirigeant florentin. Ce n'est pas Ciudalia, ici.
N'est pas Jaworski qui veut.
On se dit alors que ce premier tome n'est là que pour planter le décor. Ou que Chamanadjian est un habile world-builder plutôt qu'un raconteur d'histoires, que son rôle est de nous transporter dans un univers poétique et évocateur. Mais là aussi, c'est peine perdue. Gemina n'est que ça, une ville, sans odeur, ni saveur, ni ambiance pour la distinguer, sans aucune expérience sensuelle ni immersive, malgré l'accent que l'auteur cherche à mettre sur les expériences gastronomiques et œnologiques de ses personnages.
Rien ne marque, rien n'est attachant dans ces lieux qui portent des noms aussi stupides que le Moineau-du-Fou ou la Poivrière-au-Coq, et où les grandes familles aristocratiques s'appellent la Maison du Lapin ou la Maison du Chien. Même quand Nox s'égare dans cette ville cachée qu'est le Nihilo, dans ce monde à l'envers à la mode de Gemina, on peine à ressentir la peur et l'oppression qu'il se doit. Pas un seul instant on ne s'inquiète du péril qui s'y terre. Malgré les similitudes, on est loin de l'angoissante cité perdue de Shadar Logoth, dans La roue du temps.
N'est pas Robert Jordan qui veut.
Car ce livre souffre d'une autre limite : l'absence de souffle narratif. L'auteur ne sait pas ménager ses effets. Il n'y a aucune tension dramatique. Les événements arrivent, comme ça, et il se dénouent aussitôt. Les coups de théâtre surgissent trop vite pour qu'on ressente la moindre émotion, et ils sont aussitôt balayés par les péripéties d'après, comme dans le cas du mariage tragique du duc Servaint, lequel n'a franchement rien des Noces Pourpres.
N'est pas George R. R. Martin qui veut.
Tout est décrit trop vite, et de plus, le style fait défaut. Le sang de la cité, en effet, n'est pas très bien écrit. Les mots ont le mérite d'être clairs. Ils ne se perdent pas dans les prétentions littéraires habituelles aux auteurs français. Mais il pèche par l'excès inverse : une lourdeur descriptive, une plume trop terre-à-terre.
Un bon écrivain nous fait ressentir les sentiments de ses personnages à travers son art de la mise en scène. Or, quand Nox est surpris, ou qu'il est en colère, Chamanadjian dit seulement qu'il est surpris, ou qu'il est en colère. Débrouillez-vous avec ça.
Un grand auteur allège ses phrases. Il écrit "il ne s'agissait pas de la taverne la plus chaleureuse du port", et non comme ici, "il ne s'agissait pas de la plus chaleureuse des tavernes du port" (p. 178). Il ne dit pas "on pouvait repérer les bons fenouils au nez, et les mauvais aux efforts de leurs bonimenteurs pour les vendre" (p. 214). C'est quoi, un "bonimenteur de fenouil" ? Ne faudrait-il donc pas écrire tout bêtement "aux efforts des bonimenteurs pour les vendre" ?
Bref, ce n'est pas illisible, mais c'est maladroit, c'est poussif, c'est planplan.
Le sang de la cité ressemble à un livre amateur, comme il y a des tableaux amateurs, des films amateurs, des jardins amateurs. L'auteur s'est fait plaisir, il s'est créé sa petite histoire à lui, son petit monde à lui, ses personnages à lui. Il eut été bien qu'il partage cela avec ses proches, il y aurait une forme bien compréhensible d'accomplissement. Mais qu'un livre aussi artisanal soit publié, qu'il bénéficie d'une campagne marketing assez conséquente, et pire, qu'il reçoive des prix littéraires et l'assentiment d'une partie du public, ne dit pas grand-chose de bon sur l'état des littératures de l'imaginaire, ici en France.
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