Michel Pastoureau, le fameux historien des couleurs, ne viendra jamais à bout de son sujet. Il a beau leur avoir toutes ou presque consacré un livre, il peut maintenant commenter tout aussi bien leurs diverses nuances. Ou alors, parler à la place de teintes bichromes. En fait, c'est même ainsi qu'il a commencé. L'étoffe du diable, un court ouvrage consacré aux rayures, a précédé tous les autres de dix ans. Il a même été, en quelque sorte, la transition entre son ancien sujet de prédilection, l'héraldique, et celui qui l'a fait connaître du grand public.
L'étoffe du diable, donc. Ainsi Pastoureau caractérise-t-il les tissus rayés. Distincts des teintes unies comme des motifs semés (ceux parcourus harmonieusement de détails récurrents, telles les fleurs de lys des rois français), ils ont selon l'historien toujours été à part. Dans l'univers symbolique de l'Occident chrétien, ils ont été un marqueur de marginalité. Ils l'ont été quand ils ont fait scandale au Moyen-Âge, à moins d'être portés par des gens à l'écart de la société (les communautés non-chrétiennes, les saltimbanques, etc.), comme pendant la Seconde Guerre Mondiale, quand ils ont marqué les déportés des camps de concentration. Ils l'ont été dans la vie réelle, et dans la fiction encore davantage.
En effet, l'historien recense plusieurs œuvres où la rayure souligne le caractère spécial, voire maléfique, de celui qui l'arbore. Acceptables dans les blasons des familles nobles, les rayures étaient l'apanage des chevaliers bâtards ou félons dans les récits médiévaux. Elles ne signifiaient pas systématiquement le mal, mais toujours, le spécial, celui dont la place est indéterminée, comme dans le cas de Saint Joseph, ce père qui n'était pas tout à fait père, lui aussi souvent affublé de tels motifs. Et aujourd'hui encore, dans la BD ou dans les caricatures de presse, les rayures ornent les habits des prisonniers (même si cela fait belle lurette qu'ils n'en portent plus), tout comme les costumes des mafieux et des politiciens véreux.
Dans le monde contemporain, la rayure continue à être l'étoffe du diable. Mais avec le temps, s'y sont ajoutées d'autres significations. La première est hygiéniste. Ce motif, en effet, est devenu l'attribut de la propreté. On le retrouve dans tout ce qui touche le corps : les serviettes et les torchons, les maillots de plage, les sous-vêtements, le linge de lit, etc. D'après Michel Pastoureau, la rayure a pris ce sens car elle a été une transition entre le blanc, autrefois imposé à tout ce qui touchait le corps, et les couleurs plus vives et fantaisistes que s'autorisent désormais de tels tissus.
La rayure a connu une évolution plus positive. Elle est plus avenante et sympathique qu'autrefois. Elle s'est imposée peu à peu dans quelques corporations, la plus emblématique étant celle des marins. Le zèbre, autrefois considéré comme un animal malfaisant, est devenu l'un des plus populaires chez les petits. Et elle est devenue courante chez les enfants, ou chez des artistes tels que Pablo Picasso. Cependant, même dans cette déclinaison plus amène, la rayure demeure un marqueur d'excentricité, de fantaisie et d'existence en marge de la société. Dans les œuvres de fiction, elle marque toujours le personnage à part, fusse-t-il attachant. Elle désigne le "drôle de zèbre", l'original sympathique. Des exemples postérieurs mêmes au livre de l'historien le montrent encore, par example l'élève Ducobu dans la BD.
Avec L'étoffe du diable, Pastoureau racontait donc sa première histoire, celle de la rédemption d'un motif, inchangé dans ce qu'il symbolise (la marginalité), mais aujourd'hui aimé alors qu'il était autrefois haï. Comme toujours avec ces livres, on ignore comment s'opère ces changements de perception, sans doute sont-elles juste les évolutions arbitraires de conventions sociales. Peut-être aussi Pastoureau romance-t-il son propos. Peut-être, en bon historien, ce scientifique inexact, cherche-t-il l'explication qui sied à son récit, plus que la vérité, par exemple quand il rejette sans preuve l'absence de relation entre les mots allemands "streifen" (rayer) et "strafen" (punir), confirmée pourtant par les linguistes, parce que telle est son intime conviction (p. 98). Michel Pastoureau raconte l'Histoire, mais il raconte aussi une histoire. Et c'est pour cela qu'il est si passionnant.
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