De fausses réponses à de vraies questions. Voici comment Laurent Fabius avait qualifié autrefois le programme du Front National. Et ce n'était pas infondé. Le succès croissant et problématique de ce parti aura contribué à porter l'attention sur un monde méconnu des élites, il aura rappelé l'existence et les luttes de tout un pan de la société française. Depuis plusieurs années, avant même que les Gilets Jaunes ne l'aient rendu encore plus visible, des chercheurs et des politiques se sont orientés vers cette France périphérique, vers cette France ignorée établie dans les espaces ruraux et périurbains, vers ces classes moyennes et populaires différentes de celles, plus proches et médiatisées, des banlieues parisiennes.
Les filles du coin appartient à cette littérature. En 2019, et plus tard, à travers une réédition post-mouvement des Gilets Jaunes, la sociologue Yaëlle Amsellem-Mainguy a publié une sorte de suite aux Gars du coin écrit par son collègue Nicolas Renahy. Elle s'est penchée longuement, à travers des entretiens dans quatre régions, sur la vie des jeunes de la France rurale, en se focalisant sur les femmes et les filles.
J'ai été moi-même, autrefois, un gars du coin. Et ce qui est décrit dans ce livre, c'est très exactement tout ce que j'ai connu : cette vaste campagne vide qui est un bonheur pour les enfants, mais une malédiction pour les adolescents ; l'opposition entre bourgs et campagnes, qui réplique à une petite échelle celle qui existe entre milieux urbain et rural ; ce capital d'autochtonie qui vous légitime comme une vraie personne du cru ; le domicile comme lieu central de la sociabilité ; le rôle crucial du club de foot ; ces réseaux minoritaires entretenus en marge par ceux, néo-ruraux par exemple, qui ne partagent pas exactement les passions et les valeurs locales ; la centralité de la voiture, avec son corollaire, les accidents de la route ; et bien sûr, l'anonymat impossible, le regard de tous sur tous et les incontournables ragots.
Et puis, comme ce sont des filles dont on parle, il est aussi question d'attentes différenciées et de rôles encore très genrés. Ces jeunes femmes témoignent d'une double-invisibilisation, puisqu'en plus de vivre à la campagne, loin de tous les écrans-radars, elles occupent rarement le premier plan.
La campagne, c'est bel et bien tout cela.
Yaëlle Amsellem-Mainguy précise en postface que d'autres gens, étrangers aux régions étudiées, se sont reconnus dans les témoignages recueillis. Et pour moi, même si j'ai grandi ailleurs en France, même si je suis un garçon, c'est pareil.
C'était déjà pareil, il y a trente ans. Des changements sont survenus, abordés dans le livre : l'irruption des réseaux sociaux dans la vie de ces filles ; une meilleure acceptation de l'homosexualité ; la diffusion dans les campagnes des modes de vie estudiantins. Mais pour le reste, la donne est la même.
En vérité, ceux qui ont grandi à la campagne, voire dans les petits bourgs, n'apprendront rien avec ce livre. Ils verront juste écrit, disséqué, formalisé, tout ce qu'ils savent trop bien. Certaines des femmes et des filles interviewées par la sociologue ont été surprises que la banalité de leur vie l'ait intéressée, qu'elle ait pu présenter pour elle le moindre intérêt. Et cela se comprend : pour quelqu'un qui a grandi à la campagne, le livre ne fait que mettre en avant des évidences, des choses tenues pour acquises, des réalités qui vont de soi.
Vraiment, il y a des gens qui sont si ignorants de ces modes d'existence ? Il est des personnes qui observent les comportements qui existent chez leurs compatriotes de la ruralité, comme on le ferait d'une ethnie lointaine ? Réaliser que, pour certaines personnes en France, la vie à la campagne représente un objet d'étude, que cela soit aussi intrigant que l'existence d'un peuple premier établi dans quelque jungle indonésienne ou brésilienne, dit beaucoup sur le morcellement de la France, sur cette juxtaposition de sociétés parallèles, sur ce véritable séparatisme. Il y a, dans ce pays, une fracture, disait un autre politique notoire. Oui, en effet.