Dernier d’une longue série de marginaux et de parias échoués à Tahiti, Cohn prend un malin plaisir à perturber la quiétude de la société insulaire et coloniale. Profiteur, menteur et voleur, fornicateur patenté fasciné par le cul magnifique de sa vahiné, l’inconnu dont on ne sait trop s’il est français ou américain cache difficilement qu’il fut sans doute bien plus que le clochard qu’il est devenu.
Gallimard :: 1968/1980 :: acheter ce livre
Mais pour l’heure, Cohn s’emploie à faire de la mauvaise conscience des coloniaux et des touristes son gagne-pain. Mythomane, il change de biographie et d’identité à loisir pour faire payer les coupables, à savoir tous les hommes, tous ceux qu’il croise sur son chemin. Aux Américains de se faire pardonner Hiroshima et le napalm vietnamien, aux Allemands Auschwitz, aux Français l’exploitation coloniale, aux bien-pensants leur horreur des lépreux, aux Tahitiens leur hostilité passée envers Gauguin, un Gauguin dont Cohn se prétend l’héritier. Qu’ils expient, tous, que le paria leur fasse payer le prix de leur culpabilité avec ses astuces et ses mensonges. Tous ces gens sont venus oublier le péché originel dans ce simulacre de Paradis Terrestre qu’est la Polynésie. Ils veulent l’innocence, ils souhaitent revenir au commencement des temps. Qu’à cela ne tienne. Le marginal et son comparse, le promoteur Bizien, inventent un Tahiti de pacotille, y introduisent des mythes oubliés par ses propres habitants, en inventent de nouveau, mettent en scène la Passion du Christ, créent sur place un nouveau Disneyworld, offrent au touristes tous les mensonges qui peuvent les contenter.
Les péripéties ne manquent pas au long du parcours comique, chaotique et sans but de Cohn. Les situations épiques non plus, de ces toutes premières pages où on le découvre en train de manger la pâté du chien jusqu’au défilé final des barbouzes, en passant par de mémorables séances de baise en plein air, sur fond de cocotiers, de cascades, de couchers de soleil. Les personnages aussi valent le détour. Il y a ce gendarme, ancien des colonies traumatisé par ses erreurs passées et qui craint d’avoir à recrucifier le Christ, si d’aventure ce dernier se pointait à Tahiti. Il y a ce Chinois anti-communiste à l’accent corse, propriétaire du restaurant "Paul Gauguin – Cuisine Cantonaise". Il y aussi ce top model parisien qui pète les plombs, faute de pouvoir rivaliser en charme avec les sensuelles tahitiennes. Et bien d’autres encore, vahinés aux mœurs libres, ivrognes et marginaux transformés en dieux vivants. Sans oublier les hommes les plus lucides de l’île après Cohn lui-même, Tamil le dominicain atypique et Bizien, le promoteur, le Napoléon du Tourisme.
Parce qu’il lui ressemble, Bizien est celui qui décrypte le mieux la belle âme de Cohn, son idéalisme déçu et son possible passé. Car en fait, le paria n’est pas différent des hommes qui l’entourent et qu’il abuse. Il est exactement pareil, irrémédiablement coupable, comme eux en quête à Tahiti de la pureté originelle. Tout juste est-il plus perspicace, car il connaît les hommes et il connaît leurs fautes. Il sait que si les Chrétiens ont placé la culpabilité au niveau du cul, c’est pour mieux faire oublier l’origine véritable des péchés, la tête. Cohn est la plus lucide de ces têtes coupables, mais il n’est mais pas la moins naïve. A l’issue du roman, une fois connue une identité que nous ne révélerons naturellement pas ici, le paria découvre qu’il a bien plus été trompé qu’il n’a lui-même jamais trompé.