Philippe Picquier :: 1963 / 1991 :: acheter ce livre
Traduit du japonais par Corinne Atlan

Au VIIIème siècle, alors qu’il règne depuis près de trente ans sur la Chine, Siuan-tsong s’éprend de Yang Yu-houan, l’épouse de son propre fils, et l’enjoint de rejoindre son palais. Rapidement, la jeune femme affirme son emprise sur l’Empereur et devient sa nouvelle favorite, au détriment d’innombrables autres concubines. Elle prend le titre de "Kouei-fei", Précieuse Epouse, vit dans un luxe inouï et acquiert une immense influence dont profite toute sa famille, promise aux plus hautes fonctions. Les beaux jours durent, pendant 16 ans, jusqu’à ce qu’aux heures sombres de l’Empire, en pleine débâcle militaire, son vieil amant accepte de la sacrifier sur l’autel de la nécessité politique.

En transcrivant les aventures de Siuan-tsong et Yang Kouei-fei, Inoue recycle une histoire d’amour tragique célèbre en Chine, objet de très nombreux poèmes et pièces de théâtre. Mais il l’accompagne aussi d’une vaste et précise reconstitution historique. L’écrivain japonais excelle à faire revivre l’Empire des T’ang, la splendeur de sa cour, la cruauté de ses moeurs, la versatilité de ses destins. Tout la Chine de cette époque renaît, côté cour, côté très haute aristocratie. Tout y est : la trajectoire politique de jeunes courtisans ambitieux, les intrigues d’eunuques retords, les rebellions et les mouvements de foule, les rivalités entre concubines, les influences bouddhiste et taoïste, les guerres contre les barbares turcs, mongols et tibétains, aux marches de l’Empire.

Histoire d’amour, roman historique, La Favorite est également une réflexion sur le pouvoir. Inoue nous enseigne trois leçons sur son exercice. Première de ces leçons : le pouvoir transforme les êtres. Quand Yang Kouei-fei découvre puis éprouve l’ascendant qu’elle a sur l’Empereur, elle change d’attitude et de nature. De docile, un peu gauche, elle devient autoritaire et sans pitié, au point d’envoyer deux princesses, rivales possibles, se faire trucider chez les barbares ; et de comprendre, au faîte de sa gloire, la cruauté des puissantes impératrices et favorites qui l’ont précédées.

Deuxième leçon, le pouvoir fonctionne avant tout sur des ressorts affectifs. Ce sont la jalousie, les ambitions, les affinités et les antipathies personnelles qui dictent son usage. Cela vaut pour Yang Kouei-fei, cela est vrai aussi des ambitieux ministres et généraux, et de l’Empereur lui-même, otage dans ses décisions de son amour éperdu pour la "Précieuse Epouse" ou de sa sympathie aveugle pour un clownesque général barbare. Il n’y a pas de raison d’état, d’intérêt supérieur devant lequel les passions s’effacent. Le sacrifice même de la favorite est dicté davantage par la peur et l’hystérie d’un peuple en débâcle que par un quelconque arbitrage de realpolitik.

Enfin, troisième leçon, le pouvoir lie autant qu’il libère. Il n’est accordé par le peuple, la foule, les amis, la famille que selon un contrat tacite, qui ne doit pas être brisé. La Kouei-fei découvre assez vite l’accord implicite qui la lie à sa propre famille. Elle voit nombre d’ambitieux périr pour avoir outrepassé leurs devoirs ou s’être retournés trop tôt contre leurs anciens alliés. Comme le constate Kao Li-che, l’habile eunuque, à la fin du roman, la puissance même de l’Empereur est toute relative, elle repose sur l’accord qu’il reçoit de ses propres sujets. Qu’un rival crédible se lève et ils sentent libres de changer d’allégeance. Au travers du destin de la favorite et des personnages qui l’entourent, Inoue, avec psychologie et justesse, replace l’humain au cœur du politique.