Philippe Picquier :: 1960 / 1995 :: acheter ce livre
Traduit du japonais par Corinne Atlan

Tchatcha est de noble ascendance. Dans ses veines coule le sang du puissant clan Asaï. Elle est la nièce de Nobunaga, le maître du Japon. Elle deviendra la concubine de Hideyoshi, le vassal et successeur de celui-ci. Elle lui donnera un fils, Hideyori, voué lui aussi à dominer l’archipel, en principe. Mais voilà, celle qui deviendra Dame Yodo sera toujours dans le mauvais camp. A trois reprises dans sa vie, enfant, adolescente, puis femme, le château où elle aura trouvé refuge sera assailli puis incendié. A chaque fois, elle perdra les membres les plus chers de sa famille. Et les derniers qui lui resteront, ses sœurs, la trahiront. Bref, le destin de cette aristocrate nippone que nous conte Inoue, cette grande œuvre qu’il mit 6 années à écrire, est une longue, lente et inexorable tragédie.

La matrice du Château de Yodo, Inoue l’a proposée ailleurs, dans La Favorite. Le cadre n’était pas le même, l’action se déroulait à la cour de l’Empereur de Chine, et non dans cette époque charnière des XVIème et XVIIème siècles qui vit le Japon se réunifier et se fermer à l’influence étrangère. Mais l’intrigue est sensiblement la même : une jeune femme devient la maîtresse de l’homme le plus puissant de son pays, un homme qui lui a causé du mal et qu’elle déteste mais que le temps finira par lui faire apprécier ; elle doit assurer sa place auprès des autres concubines pour devenir sa favorite ; et puis, par sa position et par sa proximité avec le pouvoir, elle deviendra un personnage politique de premier plan. Cependant, la comparaison s’arrête là. Contrairement à son homologue chinoise, Tchatcha ne sera pas habile. Jamais, elle ne maîtrisera les événements. Son statut à la cour de Hideyoshi viendra du fait qu’elle sera la seule à lui donner un fils, plutôt que de ses efforts de séduction et de manipulation. Et quand sa puissance sera devenue réelle à la mort de son amant, elle ne saura jamais s’en servir à bon escient, elle multipliera les faux-pas.

Dans Le Château de Yodo, Inoue se livre aux mêmes exercices que dans ses autres romans historiques. Il dissèque la psychologie des personnages et montre comment elle interagit avec les grands événements qu’ils provoquent ou qui les emportent. Il donne un éclairage sur les motivations sentimentales des actes des grands hommes. Avec Gengis Khan dans Le Loup Bleu, par exemple, il a pu démontrer comment des desseins personnels, intimes et profonds influaient sur la marche du monde. Mais ici, au contraire, il semble expliquer que les états d’âmes sont incompatibles avec un grand destin, en opposant notamment le personnage de Tchatcha à celui de Ieyasu Tokugawa, son grand ennemi, celui même qui réunifiera l’Archipel et qui lui donnera les institutions qui perdureront jusqu’à l’ère Meiji.

Outre le sexe, ce qui n’est pas rien à pareille époque, tout sépare Tchatcha de Ieyasu. La première subira longtemps sans les comprendre les remous de la politique japonaise ; l’autre y participera très tôt, et au premier plan. La concubine de Hideyoshi est prisonnière du passé, de son statut aristocratique et des droits que cela devrait lui accorder ; Tokugawa se sert du prestige de son nom et de son origine mais comprend que la Réunification du Japon et la mise au pas de ses seigneurs de guerre est inéluctable. Dame Yodo en appelle à la Providence, elle ne veut pas croire que les malheurs qui l’ont accablé soient sans but et sans raison, elle s’estime investie d’une mission, celle d’avoir donné naissance au futur maître du Japon ; son rival, lui, sait que rien ne lui ait acquis d’avance et il se donne les moyens de parvenir à son but, quitte à pratiquer la tricherie et à trahir ses promesses. Tchatcha, enfin, est aveuglé en tout dans la confiance et l’amour qu’elle porte à son fils, elle veut tout et son contraire, que son fils meurt dans la dignité ou qu’il soit sauvé à tout prix ; Ieyasu lui, froid et cynique, n’hésite pas à envoyer les siens à la mort pour préserver son grand dessein. Le château de Yodo, c’est cette bâtisse que la dame se fait bâtir rien que pour elle. Mais se sont aussi ses châteaux en Espagne, des espoirs fondés sur des rêves, des sentiments et des souhaits. Rien de concret.

Il serait cependant réducteur de réduire le roman à ce seul face-à-face entre Dame Yodo et Ieyasu Tokugawa. Il est l’apothéose du livre, la clé du destin malheureux de l’héroïne, ce qui permet le mieux de la comprendre et de la caractériser. Mais, ce n’est là qu’un des nombreux angles de lecture. Il y a aussi tout le reste. L’amour platonique de Tchatcha pour son cousin Takatsugu, ses relations avec ses sœurs, les autres concubines et l’ensemble de l’aristocratie nippone. Ces célébrations et ces fastes, ces guerres et ces parades, ces châteaux incendiés dans un spectacle d’apocalypse, signe d’un changement d’époque au Japon. Tout un fracas qui fait du Château de Yodo, ce fût souvent dit, c’est écrit au dos même du livre, l’équivalent et le complément écrit parfaits des films les plus épiques de Kurosawa.