Quoi de plus pénible qu’un livre où l’élite culturelle parisienne se raconte ? Une énième œuvre consacrée aux gays, peut-être. Comme l’indique le titre, ainsi que la couverture signée Sempé, ce livre de Duteurtre a le malheur de cumuler ces deux approches. Gaieté parisienne, c’est la capitale racontée par un écrivain bien né. C’est ce monde si particulier et si marginal décrit par l’un des représentants. C’est aussi un portrait de la communauté homosexuelle, un de plus dans ces années 90 où elle devint si visible, de l’activisme anti SIDA au vote du PACS, en passant par l’annuelle Gay Pride.

BENOIT DUTEURTRE - Gaieté parisienne

Pendant toutes ces années nous en avons bouffé, du gay, mais pas toujours sur un mode aussi subtil, avec un sens aussi aigu de l'observation. Car le style de Duteurtre est clair, limpide, direct, éloquent, sans fioriture inutile. Et il évite les écueils usuels quand il est question d'homosexuels.

Duteurtre lui-même "en est". En tant qu’observateur de l’intérieur, il parle en connaissance de cause. Il n’y a évidemment pas de cliché Cage aux folles. Mais il n’y a pas non plus d'angélisme activiste gay. Au contraire, c’est en grande partie à ce dernier que le livre s'en prend, et avec justesse : sans dénonciation trop forte, sans charge, avec distanciation, neutralité, nuance, sur le mode sans parti-pris de la description.

Duteurtre oppose le Paris gay d’hier au Paris gay d’aujourd’hui. Le premier est représenté par Nicolas, le héros malheureux de l’histoire, sorte d’alter ego de l’auteur, un trentenaire bien intégré dans les sphères politiques et culturelles, un homme qui ne cache pas son homoxesualité mais qui la vit mal, préférant aux gays visibles de jeunes garçons aux profils d’hétérosexuel. Le second est représenté par tous les autres, par les militants gays, par les vieilles et jeunes folles, et par deux amis, ce Michel qui le convoite depuis longtemps, et Julien, l’étudiant en gestion dont Nicolas est épris.

Le personnage principal n’est pas épargné. Il est souvent largué, mesquin, ridicule, maladroit. Mais c’est bien l’autre catégorie que Duteurtre égratigne le plus. L’auteur pointe les contradictions du communautarisme. Il montre que, paradoxalement, les gays activistes se normalisent à mesure qu'ils se distinguent. Leur sexualité minoritaire devient plus facile à revendiquer, mais elle ne les singularise plus, elle ne leur permet plus de se construire une personnalité originale.

Il se crée une société homosexuelle parallèle, qui n'est plus qu’un double de l’autre, l’hétérosexuelle. Elle est vide de sens, comme ces communautés "italiennes", "irlandaises" ou "africaines-américaines" qui divisent la société américaine, et qui ne se différencient les unes des autres que par une poignée de fêtes ou de spécialités culinaires insignifiantes.

"Normal" est le mot que Duteurtre emploie le plus pour décrire ces gays assumés. Julien l’étudiant, l’archétype de cette nouvelle génération d’homosexuels, est un garçon désespérément comme les autres. C’est un étudiant en gestion modèle et propre sur lui, ambitieux, persuadé du bien-fondé du capitalisme, préoccupé en premier lieu par sa future carrière professionnelle, mécanique et transparent. Il n’est qu’accessoirement homosexuel. Ce signe particulier ne façonne ni ne détermine aucun autre détail de sa personnalité.

Derrière l’activisme homo, Duteurtre voit l’envie de satisfaire ses envies sexuelles. Ca n’est finalement que le désir de l’autre qui réunit Nicolas le sceptique, Michel l’idéologue de la cause gay et Julien l’étudiant de droite, dans un étrange triangle amoureux. C’est cela que dissimule l’écran de fumée des grands discours sur l’homosexualité. En cela, même s’il est accusé de cynisme, Nicolas est plus lucide que les autres quand il se moque de l’oppression dont souffriraient les homos, il se montre plus honnête lorsqu’il reconnaît que seule l’envie de chair fraîche le pousse vers les soirées homos.

Empêtrés dans ses contradictions d’homo épris d'hétéros, mal intégré parmi ces gays qu’il est sexuellement contraint de fréquenter, Nicolas est moins heureux que les autres. Leurs discours, leurs looks, leurs modes et leurs comportements moutonniers ne le protègent pas. Ils ne lui apportent pas le bien-être de l’idéologie, le confort de l’immersion dans la masse. Le livre se termine d’ailleurs par une scène où il se ridiculise devant une foule de gays réunis en soirée.

Mais il est le plus libre, il est capable de franchir les frontières posées par les autres, de s’affranchir du déterminisme de sa propre sexualité, de transgresser ces nouvelles règles, comme quand il couche sans le comprendre avec une campeuse mythomane. Il est le plus émancipé, quitte à ressembler à cette bête préhistorique décrite dans les ultimes pages.

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