Philippe Piquier :: 1999 / 2001 :: acheter ce livre
Traduit du Chinois par Cora Whist

Toute expression culturelle est le produit de la société à laquelle elle appartient. Elle ne peut y échapper, elle est incapable de s’en affranchir. Caractéristique des XIXème et XXème siècles, la notion d’avant-garde a elle-même été une création de son époque, le corollaire culturel de l’idéologie du progrès, et plus généralement de la conviction que l’histoire a un sens. Cela est plus patent encore quand l’œuvre rencontre un grand écho public, ce qui a été le cas de ce Shangai Baby écrit en 1999 par l’écrivaine Zhou Weihui et prisé par la jeune génération chinoise, malgré la censure des autorités publiques.

L’histoire de cette Shangai moderne, cœur financier et occidentalisé de la nouvelle Chine, est donc celle d’une jeune femme. Coco, écrivaine, femme libérée, partagée entre son compagnon, un artiste chinois dépressif et impuissant, et un amant allemand, est la représentante d’une élite underground shangaienne, sorte de Factory chinoise, où se mêlent peintres, metteurs en scènes, rockeurs, play-boys, mannequins, call-girls, ancienne maquerelle et riches expatriés occidentaux. Dans Shangai Baby, tous ces gens ne cessent de se croiser, de se lier, de parloter, de se baiser et de se défoncer dans toutes sortes d’expositions, concerts, restos à la mode, soirées happening ou cinémas d’art et d’essais.

A l’époque où la Chine sortait péniblement d’une presque colonisation, où elle accumulait les retards de développement, où la pauvreté y était la règle quasi-exclusive, elle nous apportait les œuvres noires et pessimistes de Lao She, très comparables à celles des naturalistes français. Aujourd’hui qu’une partie du pays s’enrichit et s’occidentalise, elle propose un roman qui nous rappelle nos années 60 et 70 à nous : jeunesse en rupture avec ses parents, première génération qui, garantie de disposer à vie de moyens de subsistance, se préoccupe désormais de profiter et de jouir, libération des mœurs, drogues, expériences sexuelles, vie urbaine trépidante. A cela, s’ajoutent les caractéristiques technologiques et culturelles de notre époque : Internet, téléphones portables, emprise des marques, porno chic, fin des idéologies et mythification d’un Occident qui n’est plus seulement l’Amérique, mais aussi le Japon et l’Europe.

Cet Ouest mythifié, et c’est sans doute l’une des raisons de la censure de ce livre, est présent à toutes les pages. Il se retrouve dans des visions stéréotypées des différentes nations européennes (l’Allemand est une brute nazie, l’Espagnol un torrero, la culture française est riche et raffinée). Il se manifeste par tout un maelstrom d’influences, issues indifférement de la pop culture, de la culture savante ou de la sphère médiatique occidentales. Ces références inondent la vie des personnages, mais aussi le livre lui-même, via ces citations d’écrivains (de Dylan Thomas à Marguerite Duras en passant par Jack Kerouac et Milan Kundera) et de chanteurs (de Joni Mitchell à PIL, en passant par Suede et Suzanne Vega) qui ouvrent chaque chapitre.

Quelquefois (est-ce la faute de l’auteur elle-même ou d’une traduction approximative ?), les références à la la pop culture occidentale prennent une forme curieuse. C’est ainsi que Dummy de Portishead devient Numy, que l’acid jazz se transforme en "jazz acide", et que Ian Curtis devient Ian Cortis l’une des deux fois où il est mentionné. Mais dans l’ensemble, ces éléments sont cités à propos, comme les paroles de "Love Will Tear Us Apart", dans le dernier cas. Chacune de ces citations fait parfaitement écho au contenu des pages qu’elles introduisent. Ce qui nous amène à la seconde caractéristique de Shangai Baby : ce livre n’est pas qu’un témoignage social, il est aussi une entreprise littéraire.

Weihui ne se cantonne pas à un style narratif linéaire. Outre les citations, il y a ces poèmes que les personnages inventent et s’offrent les uns aux autres. Il y a aussi ces récits de rêves rédigés dans le style onirique adéquat. Enfin, il y a une mise en abyme. Cette histoire est celle des deux amours de Coco, celui, tendre mais incomplet, avec le fragile Tiantian, et celui, purement sexuel, avec Mark l’insatiable berlinois. Mais c’est aussi celle du roman entrepris par Coco, par cet alter ego de Weihui dont le vrai nom est Ni Ke (ça ne s’invente pas…). Dans Shangai Baby, l’écrivaine met en scène sa propre démarche artistique et créative, montrant que dans cette vie dissolue faite de frasques et sans but, le seul fil conducteur n’est finalement que le roman lui-même.

C’est dans cette mise en abyme que se découvre le message du livre. Et il n’a pas grand-chose d’original. Comme tant d’autres avant lui, Shangai Baby invite à s’interroger sur ces vies que rien ne guide ni ne structure, sur ces existences aveuglées par la soif des libertés nouvelles, par l’aisance matérielle et par l’ouverture à l’Ouest. Eloquente est ainsi cette discussion échangée entre l’écrivaine et son amant chinois à la fin de l’ouvrage. Alors que le suicidaire Tiantian souhaite s’entretenir avec gravité de l’amour, de la mort et d'un avenir sans lui, Coco au bord des larmes le conjure de changer de sujet, de revenir aux discussions superficielles auxquelles ils sont accoutumés. Et pour qu’aucune ambiguité ne subsiste, l’ultime chapitre du livre se termine par la question ultime : qui suis-je ? Shangai Baby a des ambitions, il se veut davantage qu'un portrait de la Chine capitaliste et urbaine de la fin du XXème siècle. Malheureusement, c’est pourtant principalement pour cela que ce roman qui rate un peu son objectif devra être retenu.