Il y a quelques mois, j'ai eu l'occasion de discuter de Jean Echenoz avec une ancienne collègue qui, pour son mémoire d'étudiante, avait eu la chance de rencontrer le romancier. Celle-ci m'avait alors décrit un homme d'une timidité maladive, renfermé, difficile à appréhender, conforme à l'image que nous sommes nombreux à nous faire de l'écrivain standard. J'ai eu d'autant moins de mal à la croire que ce portrait du père ressemblait un peu à celui que je dresserais du fils, que j'avais moi-même rencontré plus tôt via son activisme dans le milieu hip-hop, sans rien deviner, le comble, du lien de parenté.
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Et ces gens réservés, angoissés, introvertis (croyez-moi, je sais de quoi je parle...), ils sont terribles. Ils combattent la peur par le perfectionnisme, par une attention extrême aux détails. Ce qui, dans l'absolu, est plutôt une bonne chose. Mais ils le font aussi en refusant de s'exposer, en ne jouant pas franc jeu, en ne se faisant pas confiance, en devançant toute critique éventuelle par ces mots imparables : "mais vous savez, au fond, rien de cela n'est sérieux".
Il est de cette génération journalistique et voyageuse qui ne croit plus au roman, comme Balzac y croyait : naïvement.
Cette phrase de Jacques-Pierre Amette du Point apparaît sur le quatrième de couverture de Lac, cinquième des livres d'Echenoz à passer au format poche. Et elle résume parfaitement cet état d'esprit soucieux de distance, cette méfiance extrême envers ses propres pulsions et aspirations. En temps normal, Echenoz aurait aimé être un romancier traditionnel. Mais à l'heure où la mort du roman a été décrété, il a préféré se conformer à cette triste mise en garde (d'ailleurs, s'il ne l'avait pas fait, il n'aurait sans doute jamais fini aux Editions de Minuit). Comme tous ses autres livres, Lac est donc un pastiche de littérature de genre. A savoir, dans ce cas précis, de roman d'espionnage.
Il y a ici tous les ingrédients du genre : les agents doubles, les coucheries entre espions, les retournements de situation, les enlèvements, les gadgets, les ruses diaboliques, les stratagèmes tordus. Mais évidemment, Echenoz se joue de ces clichés, il s'en moque, il les tourne en dérision, par exemple avec cet entomologiste qui équipe ses mouches de micros, lesquelles finissent évidemment par s'évader dans la nature ou par périr écrasées par un journal.
Quant à l'histoire, comme d'habitude, on n'y comprend absolument rien, même si elle suit un cheminement des plus classiques, avec en apothéose ce moment où tous les protagonistes se tombent les uns sur les autres. Personne ne sait pourquoi tous ces gens espionnent, au compte de qui, pour découvrir quoi, à quelles fins. Et bien entendu, cela n'a aucune importance.
Parce qu'au fond, tout cela ne sert à rien non plus dans les romans d'espionnage. Cela n'a aucun sens. Aucune importance que l'action ait lieu dans le contexte de la Guerre Froide ou de celle contre le terrorisme, que l'agent soit français, américain ou ouzbek. L'intrigue ne compte pas toujours dans la littérature du genre, elle n'est souvent que décorum, prétexte à toute une série d'actions et de rebondissements qui eux, constituent pour de bon tout le coeur et tout l'intérêt du genre. Alors pourquoi donc s'en embarrasser ?
Pour être pris au sérieux, paradoxalement, Jean Echenoz doit s'interdire de faire sérieusement du roman. Pourtant, est-ce vraiment cette entreprise de distanciation vis-à-vis de la littérature de genre qui en fait un si bon écrivain ?
Non, pas tant que ça. La force de Jean Echenoz, c'est avant tout son style, son humour, ses bons mots, son talent pour décrire avec éloquence des lieux quelconques, des personnages ternes et des événements triviaux. C'est ça qui rend ses romans truculents, réjouissants, savoureux, indispensables. Il y excelle tant qu'on se prend à rêver de ce que ça donnerait, si cet homme qui ne croit plus au roman se mettait à en écrire un, un vrai, un classique.
Mais depuis le milieu du XXème siècle, en France, les auteurs qui savent écrire ne sont plus les mêmes que ceux qui savent raconter des histoires. Les premiers se sont séparés des seconds, ils s'en sont distancés, ils ne leur ressemblent pas. Ils n'osent pas, ils n'ont pas le droit, ce pourrait être mal vu.
Encore un petit bijou. Je suis globalement d'accord avec toi sur ce qui fait la force d'Echenoz.
Par contre j'ai toujours du mal avec ce genre de phrase : "On se prend même à rêver de ce que ça donnerait si cet homme qui ne croit plus au roman se mettait à en écrire un, un vrai, un classique.".