Philippe Picquier :: 1963 / 1998 :: acheter ce livre
Traduit du japonais par Corinne Atlan

De loin, Vent et Vagues pourrait sembler une suite au Loup Bleu, ce roman où Inoue nous retraçait la vie exceptionnelle de Gengis Khan. Cet autre livre s'intéresse en effet au petit-fils du conquérant mongol, Kubilaï, connu de l'Occident par les récits de Marco Polo. Pourtant, le procédé narratif n'a rien de commun. Alors que le premier ouvrage était centré sur la vie et sur les actes du grand guerrier, qu'elle tentait de percer ses motivations, celui-ci ne nous dépeint jamais vraiment le grand empereur. Il ne le met presque pas en scène, le grand homme intervient peu dans le roman. Ce n'est qu'en creux, par l'action de ses généraux, ou par des lettres à ses vassaux, que se dessine la personnalité retorse du personnage, son habileté à jouer des hommes en passant sans nuance de la compassion la plus grande aux exigences les plus cruelles.

L'autre originalité de ce roman, c'est de raconter la tentative d'invasion du Japon par la Chine, l'un des épisodes clés de l'Histoire de l'Extrême-Orient, du point de vue d'un acteur mineur du conflit, la Corée. L'écrivain ne décrit jamais ses ancêtres, ces Nippons isolationnistes, retranchés sur leur archipel sous la double protection du vent et des vagues. Il ne s'intéresse pas non plus aux arcanes de la politique sino-mongole, sinon de façon partielle. Mais il détaille les faits et les gestes de la cour coréenne, de ce pauvre royaume de Koryo battu entre le marteau de son puissant suzerain et l'enclume de la fière nation qui, de l'autre côté des flots, reste sourde aux ultimatums du plus puissant empire de son temps.

Et il le fait de façon extrêmement factuelle. Seuls, sans chichi, sans superflu, sont décrits les événements qui agitent la Corée, les missives que ne cessent de s'échanger les grands de la région et les décisions difficiles que doivent prendre les rois et leurs ministres à chaque nouvelle exigence de Kubilaï Khan. On ne se passionne pas pour les grandes ambitions de l'Empereur mongol, on ne s'extase pas devant le splendide isolement du Japon, mais on se penche sur les questions bêtement logistiques de cette Corée martyrisée et en manque cruel d'hommes, de terres, de bois, de bateaux, de cultures et de fortifications. Plutôt que de nous embarquer dans un Autant en Emporte le Vent asiatique, Inoue nous fait jouer, avant l'heure, une partie de Civilisation ou de Age of Empires, une partie bien mal engagée où le seul enjeu est de retarder une issue inéluctable : l'anéantissement de l’insignifiante Corée.

Inoue semble s'être interdit tout romanesque : dans cet ouvrage, pas de grands hommes au destin exemplaire, mais de pauvres roitelets batelés par les événements et incapables de faire face ; pas d'amour ni de grands sentiments, mais des actions triviales dictées par un sauve-qui-peut généralisé ; pas de formules littéraires, mais un style froid et prosaïque, où les répétitions sont nombreuses, où l'on dénombre les hommes et les armes plutôt que de les voir en action ; aucun suspens, tant il est évident dès le début que la Corée ne pèse rien, qu'elle est désespérément impuissante, que toute initiative est vouée à l'échec.

Bien plus que Le Loup Bleu, Vent et Vagues est un véritable livre d'Histoire, plutôt qu'un roman historique. Pourtant, par sa construction, par sa lecture froide et rationnelle des événements, par sa morale à résumer par un implacable "malheur aux faibles", il s'avère passionnant. Tout du moins, pour tous ceux qui recherchent dans le roman historique des leçons sur la nature véritable des hommes et sur la cruauté de la politique, plutôt qu'un cadre exotique pour de banales romances, ou le récit exagéré des exploits supposés d'antiques Prométhées.