Le Livre de Poche :: 1962 / 1992 :: acheter ce livre
Traduit du japonais par Georges Bonneau

La Femme des Sables d’Abé Kôbô est un classique de la littérature japonaise, distingué par de nombreux prix, classé par l’Unesco parmi les "œuvres représentatives du patrimoine littéraire universel", adapté par Hiroshi Teshigahara dans un film primé à Cannes en 1964.

Et pour cause. Ce roman répond aux deux impératifs pour que de telles distinctions soient décernées : d’abord, il fait preuve d’une grande réussite esthétique par cette description détaillée d’un sable omniprésent, étouffant, tellement envahissant que le lecteur même, pris de démangeaisons, en vient à imaginer qu’il s’est infiltré dans chacun des replis de sa peau ; ensuite, parce qu’il dépeint de façon évidente le thème noble et majeur de la littérature, la condition humaine, mais avec assez d’ambigüité et de flou pour autoriser de nombreuses interprétations.

La condition humaine, donc, c’est ce trou de sable dont il est impossible de sortir. L’homme a beau essayer tous les stratagèmes, de l’escalader, de le saper, de supplier ceux d’au-dessus de le remonter, rien n’y fait. Il ne peut s’affranchir des contraintes, de ces milliers de grains désagréables et rugueux qui lui dégoulinent dessus, qui se fixent sur son corps en sueur, qui envahissent l’eau et les vêtements, et qui, dès qu’on s’en est débarrassés, reviennent inlassablement. Il ne peut abandonner son travail harassant de déblaiement, sous peine de voir son abri céder sous le poids du sable. Il ne peut entamer une grève, car alors les villageois cessent de l’approvisionner en eau.

Bien sûr, l’homme pourrait n’attribuer ce sentiment d’enfermement qu’à la fâcheuse situation dans laquelle il se trouve. Mais alors même qu’il semble en voie de réussir son évasion, il réalise que la vie en ces dunes n’est pas fondamentalement différente à celle qui est menée en d'autres lieux :

Après tout… qu’une telle existence soit possible, je n’en suis tout de même pas à ne pas pouvoir le comprendre… Oui, ils ont là-dedans leur cuisine, avec leur fourneau où le feu brûle, et, en guise de table, leurs cageots à pommes où sont empilés des livres de classe… Oui, leur cuisine, leur foyer creusé dans le sol, leur lampe… (…) Et parmi tout ça, épars, des pièces d’un franc, et des bêtes domestiques, et des enfants, et des appétits sexuels, et des reconnaissances de dettes, et des adultères, et des vases à piquer les bâtonnets d’encens, et des photos-souvenirs, et le reste… Cette horrible répétition des mêmes choses, toujours… Et après ? pourrait-on me répondre. Et les battements du cœur ? Ca n’est pas l’image même de la répétition peut-être, non ? Et la répétition, ça n’est pas l’indispensable condition du maintien même de l’existence, peut-être, non ? (pp. 227-228)

Face à cet enfermement, face aux limites que connaît tout homme, deux réactions sont possibles, adoptées l’une par la femme des sables, l’autre par notre entomologiste. La première ne pense pas à s’enfuir, elle n’imagine pas une vie meilleure en dehors de son trou, et s’emploie à réaliser le travail attendu d’elle, avec pour seul objectif l’amélioration de son confort quotidien et l’acquisition d’un poste de radio. L’autre, au contraire, a l’esprit entièrement tourné vers son projet d’évasion. Animé par l’espérance de sortir un jour de sa prison, il échafaude des plans de plus en plus complexes (fabrication d’une corde, fixation d'un message de secours sur un corbeau, etc.). Mais bien entendu, ses espoirs sont constamment déçus.

Au lecteur, l’attitude de l’homme paraît à prime abord la plus naturelle. Spontanément, il comprend cette quête acharnée de la liberté. Mais petit à petit, le livre va lui faire réviser ce jugement. Car Kôbô nous démontre que l’homme qui espère est aussi un homme égoïste. Contrairement à la femme des sables, et malgré la résignation et la vie presque animale de cette étrange compagne, le prisonnier nous apparaît de plus en plus indigne, minable, violent et bêtement égocentrique, par exemple quand il cherche à violer la femme en public, espérant ainsi obtenir son billet de sortie. Car l’espérance nous rend prêt à toute les extrémités, elle est aussi source d’avilissement.

Toutefois, l’homme va changer. Au milieu de l’histoire, il s’impatiente de voir la femme employer son temps à enfiler des perles pour se faire un collier. Pourtant, c’est avec la même patience et la même persévérance qu’il élabore lui-même les dispositifs destinés à faciliter son départ. Tant et si bien qu’à la fin, quand se présente une occasion de fuir, il préfère s’occuper encore du réservoir d’eau qu’il a bricolé en vue de son évasion, plutôt que de tenter la belle. Pour cet homme, comme pour d’autres, comme pour tous les autres, il est un moment où l’ouvrage finit par prendre plus d’importance que l’objet qu’il est censé servir.

Car la véritable vocation de l’homme, quelles que soient son environnement ou les motivations qu’il s’invente, c’est le travail, comme le dit cet extrait mis en exergue par le traducteur dans sa postface, en guise de clé du livre :

… Aller au-delà du travail que l’homme fait de ses mains, oui, bien sûr. Mais pour accomplir ce chemin-là, il n’est pas d’autre voie que le travail lui-même. Non, certes, que ce travail ait en soi une valeur quelconque : mais ce n’est que par le travail qu’il est possible de dépasser, de surmonter le travail. Et je veux dire, en somme, que de donner à l’homme l’énergie nécessaire pour atteindre au renoncement de soi, c’est cela, la vraie vertu du travail !... (p. 206)

Au début de l’histoire, l’homme s’aventure dans les sables, car il parie que les conditions extrêmes de ce milieu ont généré des insectes d’un genre particulier, des cicindèles dotées de caractéristiques qui les distingueraient de leurs congénères. Il y trouvera bien des êtres qui, compte tenu de l’environnement, auront développé un mode de vie singulier. Mais ceux-ci, finalement, seront des hommes. Et s’il en est ainsi, c’est que la différence est maigre entre un insecte et un être humain. Leur vocation commune, leur inclination naturelle, c’est le travail, même si chez l’homme, la conscience, sa capacité à anticiper le futur, à connaître ou à envisager une vie qui pourrait être meilleure viennent parasiter cette aspiration première.

La Femme des Sables peut être lu comme un conte pessimiste, comme une apologie du renoncement, comme une invitation à la démission, à la perte d’identité. C’est sans doute pour cela qu’après la parution du livre, Abé Kôbô a été exclu du Parti Communiste. Cette idéologie qui a sécularisé la notion d’Espérance, qui lui a donné un avenir dans des sociétés qui ne croyaient plus en Dieu, ne pouvait s’accommoder de la leçon faite par l’écrivain. Elle ne pouvait se reconnaître dans le constat, terrible mais tellement vrai, que l’homme est, à peu de choses près, un insecte comme les autres.