Si cela n'a pas encore été fait, il faudra démontrer un jour comment le cinéma a impacté la littérature. Comment, en rendant plus saisissantes des histoires que les livres peinaient à raconter, il a obligé les écrivains à se porter ailleurs, vers l'exercice de style et l'expérimentation, vers l'auto-fiction et vers les confessions, ou encore vers la débauche d'imagination de la science-fiction et de la fantasy, des genres que le septième art, grâce aux images de synthèse, n'arrive que depuis peu à investir de manière convaincante.

Néanmoins, au coeur de l'ère cinématographique, des gens ont continué comme avant, comme si de rien n'était. Et Joseph Kessel est l'un d'eux, notamment avec sa grande œuvre, l'épique Les cavaliers, qu'il situait dans cet Afghanistan sauvage où ses voyages l'avaient mené.

A parcourir ce long tableau, on ne peut s'empêcher d'imaginer en vue panoramique les paysages grandioses que traversent ses héros tourmentés. On voudrait admirer ces steppes infinies, les cruelles montagnes de l’Hindou Kouch, ces grands bouddhas de Bamyan que ces cruches de Talibans n'ont rien trouvé de mieux à faire que de dynamiter.

A lire ce roman parcouru d'épreuves, de péripéties et de folles chevauchées, il est vite évident que l'histoire était taillée pour le cinéma, que le format livre lui était trop étroit, qu'elle devait être portée sur grand écran. Cela sera le cas avec John Frankenheimer, en 1971, avec Omar Sharif dans le rôle principal. Par ailleurs, dès 1956, Kessel avait signé les dialogues du film La passe du diable, de Pierre Schoendoerffer, tourné en Afghanistan même, et dont le scénario préfigurait Les cavaliers avec ses périlleuses parties de bouzkachi.

Parce qu'il s'entêtait à peindre de telles fresques, on pourrait qualifier Kessel de conservateur. L'Académicien écrivait comme s'il était encore au XIXème siècle. Il y aurait d'autre raisons aussi, de dénoncer chez lui des penchants réactionnaires. Sa description de Zéré, personnage féminin des Cavaliers, a de quoi faire mourir d'apoplexie la féministe la plus blasée. A travers la petite nomade qui pervertit le brave Mokkhi, et qui le pousse au meurtre, c'est le portrait éternel de la femme tentatrice qu'on nous dresse, de l'Eve, de la maudite, égoïste, matérialiste, cruelle et libidineuse. Et que dire de cette scène de viol intolérable, où la jeune putain prend plaisir aux terribles outrages qu'elle subit, où l'écrivain semble nous rabâcher le vieil argument selon lequel, finalement, elles aimeraient ça ?

Mais Kessel ne cherche pas à parler de l'universel féminin. Il nous montre plutôt ce que la société afghane fait de ses femmes, comment elle les avilit en les maintenant dans un statut inférieur, comment elle les contraint à la vilénie pour survivre et se faire une place dans ce monde cruel. Zéré, c'est aussi le cas rare d'une femme libre, capable de prendre en main son destin. Et l'écrivain sait aussi faire preuve de compassion quand il décrit la dernière rencontre entre le vieux Toursène et sa femme répudiée, condamnée à l'exil et à l'infamie, pour le bon plaisir de son époux.

Les cavaliers, de fait, est aussi un grand reportage sur une société particulière, rétive à toute intrusion. Les Afghans que nous décrit Kessel sont durs, guidés par des valeurs qui nous sont étrangères, imperméables aux nôtres. L'un des passages le plus saisissants du livre met violemment en scène ce choc des civilisations. Il nous montre Ouroz, le héros du livre, fuir un hôpital occidental et briser le plâtre de sa jambe rompue, l'exposant ainsi à l'infection et à la douleur, car il n'accepte pas d'avoir été soigné par une infirmière européenne. Un sens de l'honneur qui nous paraît absurde et démesuré, prime sur la santé, sur la vie même du personnage.

Le livre marque d'autant plus qu'il nous rappelle les images qui, régulièrement, nous parviennent d'Afghanistan, depuis qu'il est le théâtre de guerres civiles et d'une lutte acharnée contre l'Occident. Même s'il est déjà ancien, même s'il prend place quelque part dans les années 50, il propose les mêmes images que la télévision d'aujourd'hui, celles de fous de Dieu, de femmes recluses, d'hommes enturbannés semblant vivre comme au temps de Mahomet.

Le roman, cependant, n'aurait pas eu autant d'écho s'il n'avait été qu'un livre sur l'Afghanistan. Chez Kessel, l'universel se mêle au particulier. Les hommes sauvages qu'il nous présente sont aussi des idéaltypes. On a déjà mentionné Zéré, la tentatrice. Mais d'autres personnages exemplaires marquent le récit. Ouroz, le héros, représente l'orgueil. Le serviteur Mokhi, humble, pragmatique et influençable, est son négatif, son Sancho Pança. Et le vieillard Guardi Guedj, "l'Aïeul de tout le Monde", audacieux au point de bousculer les dogmes de l'Islam, incarne la sagesse.

Quant au père du héros, Toursène, il en est une version âgée. Aussi vaillant, arrogant et dur au mal, mais travaillé par le temps et par la vieillesse. Aigri. A travers son dialogue avec Ouroz, prend place le thème principal du livre, celui de la relation père-fils, ce mélange d'amour et de haine, de fierté et de jalousie, de solidarité et de rivalité, d'attention et de provocation, qui unit un homme à cet autre lui-même, pareil mais différent, amené à lui succéder.

Au-delà du portrait des Afghans et de leurs mœurs, au-delà de ces types humains que Kessel nous présente, c'est ce sujet, c'est cet universel, qui constitue l'attrait essentiel des Cavaliers. C'est cela que le roman raconte le mieux.

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