L’Angoisse du Roi Salomon est l’un des derniers livres de Romain Gary avant sa mort, le dernier publié sous l’alias d’Emile Ajar. Et pour l’occasion, même si on ignore si l’idée du suicide le travaillait déjà, nous avions eu droit à un véritable florilège de thèmes, à une sorte de compilation de toutes les obsessions dont il avait fait état dans d’autres livres.
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L’aventure qui nous est contée est donc celle du roi Salomon. Pas celui de la Bible, mais un de nos contemporains, le roi du pantalon, un vieil homme juif qui a fait fortune dans le prêt-à-porter et qui, malgré ses 85 ans, se bat comme un beau diable contre l’angoisse de la mort. Mais c’est aussi celle de Jean, alias Jeannot Lapin, un brave garçon desservi par une allure de malfrat, que le vieillard décide de prendre sous son aile, et de Cora, une chanteuse à succès des années 30, désormais oubliée pour avoir eu le tort de fréquenter les mauvaises personnes pendant l’Occupation.
Ensemble, ces trois là vont vivre une insolite mais jolie histoire d’amour à trois, qui prendra le soin de terminer sur une note très optimiste, et qui sera aussi l’occasion pour Gary, dans ce monde, le sien, à la jonction de l’élite et de la marginalité, de mettre en scène ses thèmes de prédilection, tels qu’il les a traités dans d’autres de ses romans.
L’un d’eux est la culpabilité de l’individu face à la marche du monde, déjà abordée, par exemple, dans La Tête Coupable. L’intrigue prend place dans un service de bénévoles du type SOS Amitié, où l’on voit notre Jean se sentir responsable de tous les désastres de la Terre, les grands comme les petits, où on le sent décontenancé par son impuissance face aux catastrophes provoquées par les hommes, massacres ou marées noires. Sans compter qu’en arrière-plan de la vie de Cora et de Salomon, c’est la Shoah qui se dessine, à laquelle notre vieillard avait alors miraculeusement échappé.
Pour combattre cette culpabilité, Jean comme le roi Salomon déploient toute leur énergie, et une bonne partie de l’argent du second, à tenter de secourir les autres, en premier lieu les petites gens, les oubliés, les anonymes, ceux qui ont souffert d’injustices dont l’histoire ne se souviendra jamais. Partant, Gary démontre les ressorts de l’altruisme, il en présente les motivations personnelles et égoïstes. Pour le vieillard par exemple, venir en aide aux autres et une façon de démontrer sa puissance, de se prouver qu’il peut encore apporter à la société, qu’il n’est pas encore l’un de ses poids morts.
- Il peut encore vivre longtemps, mais il a besoin de quelqu’un pour s’occuper de lui.
- C’est ça. Ou, il a besoin de s’occuper de quelqu’un. C’est pareil. (p. 307)
Quant à Jeannot, les égards dont il couve Mademoiselle Cora ne peuvent selon elle s’expliquer que par un traumatisme maternel qu’il se devrait de préparer.
Et c’est là que survient un autre des thèmes chers à l’auteur, celui qu’il a développé abondamment dans La Promesse de l’Aube et, dans une moindre mesure, dans La Vie Devant Soi : l’amour maternel. D’ailleurs, Jean ressemble énormément personnage principal du dernier roman cité, le petit Mohammed. Il en est une version adulte, avec, toujours, cette capacité à faire éclater la vérité à force de naïvetés, de contresens et de propos dyslexiques, et ce rapport affectueux qu’il entretient avec une femme âgée qui n’est pourtant pas sa mère. Aussi, et en dépit de la méfiance ou du mépris de Gary pour la psychanalyse, il y a bien sûr beaucoup d’Œdipe dans la relation entre Jean et Cora.
Enfin, comme dans d’autres de ses livres, Gary met en scène des personnages en lutte contre l’image qu’ils renvoient aux autres, des héros malheureux du décalage entre ce qu’ils sont aux yeux de la société, et leur for intérieur. Jeannot est tout le contraire du bandit, du sale minot violent et dangereux des faubourgs dont il a pourtant la gueule. Mademoiselle Cora a beau frôler les 70 ans, elle a toujours une âme de midinette, elle est toujours la charmante écervelée qu'elle était au temps de sa gloire. Quant au roi Salomon, il entre dans une colère divine chaque fois qu’on lui rappelle son âge et qu’on souhaite l’enfermer dans le rôle du vieillard grabataire, quitte à aller voir les putes pour la première fois de sa vie, histoire de montrer qu’à son grand âge aussi, on a toute la vie devant soi.
Dans La Promesse de l’Aube, Gary avait voulu nous expliquer qu’il n’était pas le grand homme que sa mère ou d’autres imaginaient. Au soir de sa vie, travaillé par l'angoisse du déclin, comme il l’avait déjà montré avec Au-delà de cette Limite votre Ticket n'est plus Valable, il persévérait en rappelant, ou en voulant se convaincre, que je est un autre, et qu’on n'est un vieillard que dans le regard des autres.
- Ce n’est pas vrai qu’on vieillit, Jeannot, c’est seulement les gens qui exigent ça de vous. C’est un rôle qu’on vous fait jouer et on vous demande pas votre avis. (p. 141)
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