Pourquoi cet engouement pour A Song of Ice and Fire, une saga plus connue aujourd'hui sous le nom de Game of Thrones, d’après le titre de son premier tome et de la série TV qui en est issue, et appelée Le Trône de Fer en français ? Pourquoi voit-on des gens autrefois rétifs à la fantasy, qu’ils jugeaient infantile, régressive, réactionnaire même, se passionner pour cette œuvre, que ce soit sa version originale ou son adaptation pour le petit écran ?

GEORGE R. R. MARTIN - A Game of Thrones

Le temps a joué, certes. Depuis le succès du Seigneur des Anneaux façon Peter Jackson, la fantasy a quitté sa niche. Elle est devenue la paralittérature suprême et dominante, prenant le pas sur sa cousine la science-fiction. Conséquemment, beaucoup cherchent à exploiter la poule aux œufs d’or en portant à l’écran, le petit ou le grand, des histoires qui avaient déjà fait leurs preuves sur papier, les exposant ainsi à une audience infiniment plus large.

L'adaptation d'A Song of Ice and Fire pour la chaîne HBO n’est pourtant pas l’unique raison du succès considérable rencontré par la saga de George R. R. Martin. C’est même plutôt l'inverse. Dès l'origine, les intrigues imaginées par l'auteur se prêtaient au format télé, elles étaient destinées au public de ce genre de programme : moins teenager que celui des surproductions hollywoodiennes, plus généraliste que celui du lectorat fantasy. Tous les atouts de ce Game of Thrones se trouvaient déjà dans les livres, qui demeurent la meilleure manière de découvrir l'histoire.

A Game of Thrones, donc, libère la fantasy de cette littérature enfantine où des esprits obtus et mal renseignés la pensaient cantonnée. George R. R. Martin, qui considère que ses confrères se complaisent parfois dans du Walt Disney à la sauce médiévale, a pris soin de s’éloigner de cet univers. A Game of Thrones, en effet, est rempli de violence, de sang et de stupre. Aussi, il est pessimiste et désenchanté. Dans ce premier tome, les hommes bons et droits s’en prennent plein la face, les galants princes sont des monstres et, plutôt qu’un chevalier sans peur, sans reproche et sans vice, le vrai protecteur du royaume pourrait bien être un eunuque lâche, manipulateur et retors.

Il y existe bien, vu de loin, un camp du Bien et un camp du Mal, représentés respectivement par les Stark et les Lannister, les deux grandes familles nobles dont le roman raconte la rivalité. Mais à y regarder de plus près, cela n’est pas si simple. D’autres forces encore sont en jeu : celles des autres grandes maisons du continent de Westeros ; d’autres encore, outre-mer, comme les farouches guerriers nomades Dothraki ; les ultimes héritiers des Targaryen, une dynastie déchue ; sans oublier des forces obscures qui s’éveillent dans le grand froid du Nord.

Pour mieux rendre compte de ces ambiguités, l’auteur présente l’histoire en vue subjective, via huit de ses personnages. Six sont de la famille Stark, mais les deux autres, le caustique nain Tyrion Lannister, et la jeune Daenerys Targaryen, appartiennent à des maisons ennemies. Pourtant, personnalités complexes, fouillées et nuancées, ils se montrent aussi attachants que les premiers. Ainsi, quand la même guerre est contée, d’abord du point de vue de Tyrion, puis avec les yeux de Catelyn Stark, on frémit successivement pour l’un puis l’autre clan.

La meilleure fantasy est celle qui, derrière le vernis d’un affrontement séculaire entre le Bien et le Mal, n'est pas manichéenne. Si, indéniablement, A Game of Thrones, en fait partie, un autre trait l'autorise à interpeler d'autres gens que les fans : la mesure et la parcimonie avec laquelle sont employés les attributs du genre. Il y a du surnaturel dans la saga, des Dieux anciens, de la magie et des monstres. Mais tout cela est discret, et ne se met en place que peu à peu, sans ménagerie fantastique ni débauche de sorcellerie, sans déluge de maléfices en sons et lumières.

L’essentiel du récit, ce sont des histoires très humaines, tellement humaines : ce sont ces intrigues politiques, ces manœuvres pour s’approcher du trône, mêlées d’amour, de sexe, de vengeances et de jalousie, inventées par ce passionné de jeu d’échec qu’est l’auteur. Le monde de Westeros est imaginaire, mais l’action, en changeant quelques noms, pourrait prendre en place dans notre vieille Europe, quelque part entre la fin du Moyen-âge et la Renaissance. L'auteur qui, en préface d'une traduction anglaise des Rois Maudits de Maurice Druon, a dit s'être inspiré de ce livre, parfait la convergence observée dernièrement entre littérature fantastique et roman historique.

Le dernier trait qui distingue A Game of Thrones, c’est son rythme. Souvent, la fantasy s’accommode de longueurs et de crescendos interminables, la frustration et l'ennui font même partie du jeu. Mais pas avec Martin, dont le récit saute facilement d’une semaine ou d'un mois à l’autre, et ne s'autorise aucun remplissage, aucune attente superflue. Peu de pages, par exemple, séparent la décision de Catelyn Stark de voyager jusqu’à King’s Landing (Port-Réal en VF) de son arrivée dans la capitale, alors qu’un auteur comme, par exemple, Robert Jordan, nous aurait décrit chacune de ses étapes, ainsi que chaque membre de l’équipage qui l’aurait accompagnée jusqu’à bon port.

George R. R. Martin a procédé autrement. Plus complexe et pourtant plus digeste que ses pairs, plus adulte, mettant en scène des personnages profondément humains qui, contrairement à de nombreux confrères ne sont ni, au pire, des stéréotypes, ni, au mieux, des idéaltypes, il avait déjà, quinze années avant que son histoire ne soit portée à l’écran, tout accompli pour rendre la fantasy plus accessible et compréhensible à de nouveaux publics.

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