Au cours du XXème siècle, il est arrivé quelque chose de terrible à la littérature, en particulier à celle de notre pays, la France. Progressivement, s'est affirmée l'idée étrange et funeste qu'il fallait séparer le romanesque du roman. Qu'il fallait assécher la mer, en somme. Et avec le temps, les lecteurs n'ont plus eu le choix qu'entre de la littérature d'évasion mal écrite et des livres formellement stimulants, mais sans accroche, sans entrain, sans passion. Au sein de la seconde catégorie, Pascal Quignard a fini par se distinguer comme l'un des meilleurs auteurs.
Le Salon de Wurtemberg est l'un des romans les plus célèbres de l'écrivain. Et bien sûr, comme le veut la loi du genre, il est écrit finement. Il est plein d'images astucieuses, de jeux de vocabulaire, de réflexions bien senties sur la marche des choses, et parfois de bons mots ou d'ébauches de traits humoristiques. Cependant, il ne raconte rien. Ou si peu. Il traite de la vie banale et sans saveur d'un privilégié. Il est la biographie peu exaltante d'un musicien évoluant au sein de l'élite culturelle et voyageant d'une demeure bourgeoise à l'autre, à Paris, en Normandie et en Allemagne. C'est une histoire peu exaltante avec, pour seul fil conducteur, un vague et banal triangle amoureux, et les aventures sans saveur ni lendemain du narrateur avec une poignée de femmes plus ou moins interchangeables.
Ce type de livres, de toutes façons, n'a pas pour vocation de dérouler une intrigue. A la construction fastidieuse de celle-ci, ils préfèrent l'exploration d'un thème. En l'occurrence, dans ce cas précis, celui des souvenirs. Le narrateur, de fait, multiple les flashbacks. Son récit ne cesse de passer d'une époque à l'autre. Chaque action qu'il relate lui en rappelle une autre, remontant à un passé plus lointain, souvent jusqu'à l'enfance. Le Salon de Wurtemberg, c'est tout un livre bâti sur le principe de la madeleine de Proust. Il n'y est question que de résurgences et réminiscences de vieilles scènes, invoquées par telle ou telle vision, telle ou telle odeur ou saveur. Le narrateur cependant, plutôt que de les célébrer et de s'en repaitre, considère au contraire que les souvenirs sont une prison, un poison :
Cette odeur de foin humide et fade était merveilleuse et procurait un peu d'anxiété. Le goût douceâtre, fade, délicat, onctueux et révoltant des betteraves me poursuivait et me poursuit. C'était le goût des souvenirs (…). Le pépin coincé dans les molaires, un grain de ce qui est trop mûr et qui pourrit, et qui carie. C'était la plus fidèle définition d'un souvenir. (p. 419)
Pour le narrateur, en fait, la vie n'a pas de matière. Elle n'est pas tangible, mais faite de souvenirs. Nous ne vivons pas vraiment les moments dans l'instant, mais nous en goûtons la mémoire, une mémoire imparfaite, déformée, filtrée selon des mécanismes qui nous échappent.
Etranges rêves que nos souvenirs. Etranges fleuves que nos oublis et que nos vies. Sur toutes les minutes que nous vivons ne demeurent en suspension que d'étranges fragments. On ne voit pas quelle récessivité a présidé à la section, au bris, à l'effilochage, ou au naufrage. (p. 232)
Et cette mémoire, pour chacun, est différente. Les événements que nous traversons n'ayant pas la même signification, nous n'en retenons pas la même chose. Ainsi le narrateur se rend-il compte, en dialoguant avec un vieil ami, Florent Seinecé, celui-même dont il avait volé la femme, qu'ils ne partagent pas les mêmes souvenirs, qu'ils ont chacun un récit différent, et parfois même contraire, d'événements qu'ils ont pourtant vécu ensemble. Plus tard encore, il découvre aussi qu'un salon qu'il avait cru rose était en vérité de couleur bleue.
"Comme les souvenirs sont étranges ! me disais-je. Ce n'est point qu'ils ne se recoupent pas : ils sont sans matière. Nous ne vivons pas ensemble, ni la même chose, ni dans le même temps, ni dans le même monde. (p. 365)
Aussi, ce dont on se souvient d'une première expérience, l'amour d'une femme par exemple, va guider et déterminer toutes les expériences similaires.
Elle m'attira vers elle et je sentis la chaleur de ses seins et les battements de son cœur. On n'aime qu'une fois. Et la seule fois où l'on aime, on l'ignore puisqu'on le découvre. Et cette première fois, c'est dans l'extrême enfance et dans la chétivité de nos moyens. Et si cette fois est malheureuse, toutes les fois sont malheureuses. (p. 355)
Ainsi le narrateur revit-il sans cesse les mêmes épisodes. Ses aventures avec ses maîtresses se ressemblent, elles ne sont que la résurgence en moins bien de l'amour qu'il a éprouvé autrefois pour Isabelle, la femme de Seinecé.
Sans cesse nous repassons par les mêmes douleurs, par les mêmes illusions. La même sensualité, la même voracité revisitent des corps. Et le même apaisement, la mort. (p. 384)
Cet aspect cyclique de la vie, cette suite incessante des mêmes épisodes qui ne prend fin que dans la mort, le narrateur la découvre avec horreur, en écoutant un jour une mère expliquer à son fils ce que sont la vie et la mort.
La pierre fit une dizaine de ricochets et disparut dans le lac. "Fais comme moi" disait-elle à son fils et il faisait comme elle. "C'est ça la mort", disait-elle (..). "Tant que ça ricoche, que ça rebondit, tu vois, c'est la vie. Quand ça disparaît, qu'on ne voit plus rien, qu'on ne sait plus si cela a été, plus même de cercles sur l'eau, on appelle cela la mort". (p. 252)
Ainsi Pascal Quignard multiplie-t-il les réflexions, les comparaisons et les métaphores, adressant à sa manière la question existentielle, question suprême, dans le contexte d'une vie presque normale, usant d'une esthétique de la trivialité qui appuie son propos, mais qui le dessert aussi, de telles considérations ayant tout aussi bien pu trouver leur place dans un contexte romanesque, et donc plus accrocheur, plus efficace, plus éloquent.
J'accompagnais Isabelle à la cuisine. Elle éteignait le gaz. Un peu de vapeur montait de la marmite posée sur le réchaud à deux feux. Cela sentait le laurier. Je vois et je sens encore ce filet de vapeur qui avait l'odeur du laurier. Ce que nous avons vécu n'est pas mémorable. Je ne sais pas pourquoi je prends plaisir à noter ces scènes du passé. (p. 62)
Il ne sait pas pourquoi il écrit tout cela, donc. Et nous non plus, à vrai dire.
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