Alain Damasio est identifié comme un auteur de science-fiction, mais son roman le plus populaire, La Horde du Contrevent, lorgne fortement vers la fantasy. Il y décrit un monde, tout autant qu'une histoire. Il y établit tout un écosystème complexe animé par des forces surnaturelles, à la technologie peu avancée (quoique...). Et son intrigue est typique du genre. Elle prend en effet la forme d'une longue quête, menée par une compagnie de personnages aux talents complémentaires, animés par un objectif partagé, mais aux aspirations distinctes. Là s'arrête cependant la normalité. Pour tout le reste, La Horde du Contrevent est un roman original, inclassable, voire déroutant.
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Il l'est en ce qui concerne la forme, tout d'abord. Ses numéros de pages suivent un compte-à-rebours jusqu'à l'achèvement de la quête, et le récit présente la particularité d'être relaté à plusieurs voix. La vingtaine de membres de l'équipée, appelée la horde, en sont en effet les narrateurs, et leurs interventions sont annoncées par des signes distincts, résumés sur un marque-page afin que le lecteur se souvienne de qui est qui. Afin de souligner les personnalités différentes de ces gens, Damasio change de style à chaque fois que l'un d'eux raconte ses aventures. Le Golgoth, par exemple, le meneur puissant et obstiné de cette assemblée, s'exprime dans un langage brutal et fleuri, très célinien. Le scribe, qui est le principal narrateur, est le plus bavard, et parfois le plus passionné. Alors que le mystérieux troubadour Caracole a un langage léger et virevoltant, fait tout entier de bons mots et de calembours.
La particularité de La Horde du Contrevent réside aussi dans ses scènes d'actions. Si vous pensiez connaître toutes les formes de cet incontournable du roman d'aventure qu'est le duel, préparez-vous à être surpris par l'affrontement mortel que les combattants d'élite Erg et Silène mènent en plein ciel, sur des parapentes. Et encore, le combat le plus épique du roman n'est pas celui-ci, mais plutôt la joute oratoire entre Caracole et Sélème d'Alticcio, une longue suite de jeux de langage sophistiqués. A moins qu'il ne s'agisse plutôt de ces batailles que la Horde mène contre le vent, contre des vents toujours plus furieux, voire étranges, à mesure qu'ils approchent de leur but.
Ce but, parlons-en : il est d'aller au bout du monde, un monde qui prend la forme d'une grande bande de terre, bordée de glaces de chaque côté, et balayée par des vents puissants soufflant d'est en ouest. La Horde a été conditionnée dès l'enfance à accomplir un exploit : "remonder". Partir à pied, à contrevent, pour aller d'une extrêmité du monde à l'autre. Cette dernière, l'Extrême-Amont, n'a en effet jamais pu être atteinte. Elle est barrée par un épais massif montagneux appelé Norska, qu'un périple de plusieurs années doit préparer la compagnie à franchir, bien que 33 autres hordes avant elles, la dernière formée par les propres parents des héros, aient toutes échoué.
Cette longue marche en avant sur les traces de parents que l'on cherche à dépasser et entrecoupée de multiples épreuves, est, naturellement, une parabole de la vie. Elle l'est jusque dans sa chute (dans tous les sens du terme) finale. Cette quête que chacun entreprend avec des motivations distinctes, d'un l'Extrême-Amont, que chaque "hordier" imagine différemment, et dont l'absurdité est parfois rappelée, se double d'une recherche du sens à donner à l'existence. Et comme souvent en pareil cas, on en vient à réaliser, au bout du compte, que le voyage valait bien davantage que sa destination.
L'originalité de ce roman, enfin, c'est son univers. Non seulement sa forme, toute en longueur, est-elle inhabituelle. Il repose aussi sur des lois physiques qui lui sont propres, et dont l'unité de base est le vent. Se manifestant sous neuf formes, dont les deux dernières, méconnues, sont l'objet véritable de la quête, c'est lui qui anime les êtres, à travers une force appelée le vif. C'est lui aussi qui génère des entités, les chrones, qui disposent de propriété magique. La force inéluctable avec laquelle il s'abat sur le monde, en conditionne le vocabulaire (contrer, tracer...), la technologie (des éoliennes, des navires terrestres, etc.), ainsi que les diverses techniques de progression, utilisées par la horde dans les terribles tempêtes que leur mission commande de traverser.
Rien, donc, n'est habituel dans ce roman. Et quelque part, c'est parce qu'Alain Damasio est essentiellement, substantiellement français. Il l'est parfois pour le pire, quand son ambition est trop portée sur la forme, quand ses mots et ses chapitres sont superflus, quand ils sont consacrés aux trop longs débats ésotériques entre ses personnages, quand son style est bavard, quand une certaine forme de maniérisme vire à la maladresse et crée de la lourdeur. Comme souvent dans notre pays, l'auteur cherche parfois à faire de la littérature, plutôt qu'à écrire des livres. Mais pour la même raison, sa fantasy vaut davantage que la simple appropriation d'un genre inventé par les Anglo-Saxons. Ces derniers n'auraient jamais été capables d'écrire un pareil roman.