C'était l'an dernier, dans le cadre de l'émission Tout est Politique. Peu après la disparition de Jean d'Ormesson, Ariane Chemin rapportait l'une de ses conversations avec l'écrivain. Obsédé comme beaucoup de ses pairs par sa postérité, son visage s'était embruni, trahissant ainsi sa jalousie, quand la journaliste lui avait affirmé, en réponse à sa question, que l'œuvre de Michel Houellebecq resterait. La survie de l'auteur de Plateforme semblait donc une évidence à Ariane Chemin, comme elle l'est maintenant pour beaucoup d'autres. Cependant, est-ce si acquis que cela ? Celui qui, aujourd'hui, fait figure de plus grand écrivain français, a-t-il gagné sa place au panthéon ?
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Pour y répondre, il faut évidemment revenir à ses romans, par exemple Les Particules Elémentaires. Publié en 1998, celui-là n'est pas nécessairement son meilleur livre. Beaucoup lui préfèrent Extension du Domaine de la Lutte. Il n'est pas non plus celui par lequel Houellebecq s'est vu définitivement consacré par le milieu littéraire. Il aura fallu attendre 2010, et son roman La Carte et le Territoire, pour que le jury Goncourt, qui souvent soit se trompe, soit ne fait que récompenser sur le tard des auteurs déjà reconnus, consente à lui accorder son prix. Mais Les Particules Elémentaires, c'est l'œuvre de la célébrité. Celle aussi (ça va de pair) des premières polémiques et des premiers commentaires passionnés, occasionnés par le dégoût de l'écrivain pour l'homme, et par ce qui ressemblait fort, de sa part, à une promotion de l'eugénisme. C'est le livre qui, en somme, a durablement défini l'écrivain.
Il y a deux façons de parvenir à la postérité. La première, c'est de conquérir le temple. C'est de de se légitimer auprès de ceux qui ont le moyen d'écrire l'histoire et d'en imposer leur version aux générations futures. C'est d'intégrer ce corps d'œuvres dont la perpétuation va désormais de soi, c'est de rejoindre ces auteurs sanctifiés qu'il n'est plus besoin de légitimer, quand bien même les élèves auxquels on les enseigne peinent à y trouver toute résonnance et tout intérêt. Pour cela, il faut convaincre le cercle circonscrit des critiques et des gros lecteurs, lesquels sont depuis le commencement l'émanation exclusive d'un milieu bourgeois. C'était le cas à l'origine, dans ce grand siècle du roman qu'a été le XIXème siècle, car c'était là que se trouvaient les gens lettrés. Mais ça l'est resté encore, les progrès de l'alphabétisation, plutôt que de convertir le peuple entier à la littérature savante, ou classique (malgré les efforts de l'école en ce sens), ayant permis la création de littératures parallèles. Or, Houellebecq, précisément, parle à ce milieu des lecteurs traditionnels, il navigue sur le canal historique de la littérature occidentale.
A travers l'histoire de ces demi-frères dont parle le livre, il relate, certes, sa propre expérience. La mère de deux hommes est même le portrait craché de la sienne (sous un jour si peu avantageux qu'elle lui en voudra éternellement). Elle en porte d'ailleurs le nom. Enfant de parents désintéressés, élevé par sa grand-mère, puis parrainé par Philippe Sollers dans ses débuts littéraires, Bruno a le même parcours que l'écrivain. Mais Michel, qui en porte le prénom, scientifique asocial dont les travaux seront le fondement d'une nouvelle civilisation, représente en quelque sorte la personne qu'il incarne quand il écrit, et celle qu'il souhaiterait être : un observateur extérieur du monde des hommes, son commentateur paré d'une lucidité froide ; un visionnaire.
Mais le contexte dans lequel ils évoluent (ainsi que l'auteur lui-même, assurément), et le public auquel ils s'adressent, c'est bel et bien ceux, habituels, de la bourgeoisie occidentale, ou plus précisément française. C'est celui des couches instruites et demi instruites (Bruno est instituteur, Michel est, comme on l'a dit, un savant), comme Houellebecq les appelle lui-même dans le livre (même si ce sont les libéraux qu'il semble désigner ainsi). C'est cette élite nombriliste, mais prompte comme aucune autre à l'autocritique et à l'autodénigrement. C'est aussi ce milieu obnubilé par le mythe de la révolution, celui qui guette constamment la prochaine, celui qui (comme Karl Marx, l'un d'eux, l'avait fait) anticipe déjà le prochain âge des hommes, alors que le nôtre ne fait encore que commencer. C'est celui dont le postulat est que l'ennemi est l'individualisme, qu'il est mauvais, bien qu'il en soit lui-même à la pointe.
En intitulant son roman Les Particules Elémentaires, Michel Houellebecq a voulu faire deux choses : de manière implicite, promouvoir des mots et un discours scientistes (la conclusion du roman, c'est que la solution aux affres émotionnelles des hommes passe par une forme de clonage) ; mais aussi, en désignant ses personnages comme de telles particules, décrire l'atomisation auquel les condamne la société sans Dieu qu'est devenue la nôtre. Ce roman fut, on l'a répété, une critique acerbe des idéaux libertaires des hippies (ou de ceux de Mai 68, comme on les appelle ici en France). Il montre à plusieurs reprises qu'ils étaient en fait une continuation du problème qu'ils voulaient régler : en exaltant la recherche effrénée du plaisir, en promouvant des quêtes spirituelles purement personnelles, déconnectées de toutes religions instituées et de leur rôle de ciment social, ils étaient le nouveau stade de la fragmentation de la société, de sa réduction à une compilation d'êtres seuls condamnés au malheur. Ils étaient une nouvelle fois, la manifestation de cette bourgeoisie occidentale qui, depuis deux siècles, est à l'avant-garde de l'individualisation croissante de la société, tout autant que de sa contestation.
Les Particules Elémentaires ont été, exactement comme la musique punk vingt ans plus tôt, une critique des hippies par des gens qui, en fait, partageaient leurs idéaux ; par des hippies qui avaient perdu leur innocence, et qui étaient donc marqués par la désillusion et par son corolaire le cynisme. Au fond, on tourne en rond. On pose comme postulat la cruauté du monde actuel, confondant son expérience personnelle avec celle de l'humanité tout entière. Et, avec la conviction bien ancrée que l'individualisme est la source de ce mal, on en revient toujours à une solution englobante, holistique, qui avec les moyens technologiques dont nous disposons, ne saurait être autre que totalitaire. Mais au moins, on continue à parler toujours aux mêmes gens.
Titiller les présupposés idéologiques des gardiens du temple tout en s'y conformant est, au bout du compte, la première façon d'y être admis, de s'y voir dresser une statue, et de satisfaire cet impérieux besoin de postérité.
La seconde façon de l'atteindre est plus détournée. Elle est moins noble, elle est plus populiste, mais elle est plus durable. Elle est celle du bouche-à-oreille et du succès vraiment populaire. Elle est celle d'histoires qui traitent avec plus de simplicité des thèmes fondamentaux, mais subrepticement, inconsciemment, sans préciser à chaque page qu'ils le font, sans le souligner à grands traits, sans savoir même, parfois, qu'elles le font. Elle est celle de récits qui, même s'ils en sont naturellement le produit, se détachent de l'écume de leur temps et stimulent l'imagination. Elle est celle, en somme, de Star Wars et de Harry Potter, mais elle fut aussi celle d'Hugo et de Dumas. Et elle est celle, évidemment, et malgré sa passion pour Lovecraft et les emprunts du livre à la science-fiction, que n'a pas prise Michel Houellebecq.
Avec ce dernier, au contraire, la réflexion prend le pas sur l'histoire. Les aventures des deux demi-frères ne servent qu'à lier et illustrer un livre qui, au fond, se présente comme une collection de pensées. Relevés par ces scènes pornographiques qui, même répugnantes et désenchantées, sont toujours un moyen universel et sûr de réveiller le lecteur, les commentaires de Houellebecq dominent Les Particules Elémentaires. Ils en sont même la qualité principale. Si on adore l'écrivain, c'est pour ses qualités de chroniqueur social, c'est pour ses observations d'une acidité savoureuse sur la petitesse des hommes, souvent assez justes pour faire mouche, mais assez exagérées pour qu'on ne se sente pas tout à fait concerné. C'est pas moi, c'est l'autre.
Ces qualités d'analyse, Houellebecq les avait démontrées dès son essai très éclairant sur l'œuvre de Lovecraft, justement. Et il récidive ici, commentant à plusieurs reprises celle d'Aldous Huxley. Il offre, via ses personnages, une lecture plus juste et plus dérangeante que celle généralement faite de l'auteur du Meilleur des Mondes. Et cela n'est qu'un exemple parmi bien d'autres.
Si Houellebecq est un chroniqueur hors-pair, c'est aussi à cause d'une autre qualité, celle même, peut-être, qui lui permet de prétendre pour de bon à cette immortalité que lui promettait Ariane Chemin : son style. Il est crucial chez cet auteur qui, ne l'oublions pas, est entré en littérature en tant que poète. Pourtant, l'écriture de Michel Houellebecq est souvent moins commentée que ses thèmes. Et pour cause : elle se laisse oublier. Ses phrases sont simples, elles sont limpides, elles coulent de source. Ses figures de style sont employées sans démonstration, avec parcimonie et à bon escient. Ses descriptions sont rapides et claires, elles se passent de transitions. Les mots de liaisons sont induits, ils n'ont nul besoin d'être écrits. Ainsi de cet exemple :
Les herbes de la berge étaient calcinées, presque blanches ; sous le couvert des hêtres la rivière déroulait indéfiniment ses ondulations liquides, d'un vert sombre. Le monde extérieur avait ses propres lois, et ces lois n'étaient pas humaines. (p. 279)
En se faisant observateur distant, en adoptant cette posture neutre qu'il apprécie tant et qu'il emprunte à celle des scientifiques, en se positionnant comme le spectateur extérieur de son propre milieu, un peu comme Pascal Rougon chez Zola, cet auteur met un terme au formalisme qui a empoisonné la littérature française du XXème siècle, cette inversion de la hiérarchie au bénéficie du style et au détriment du fond. Plutôt que de s'interroger sur le comment dire, il dit, et le reste vient tout seul (ou il donne l'impression de venir tout seul). Ne serait-ce que pour ça, Houellebecq mériterait en effet de rester.