Le Sentiment de Fer a été le retour de Jaworski vers le monde qui l'a fait connaître, celui qui l'a intronisé comme le grand maître de la fantasy en France : le Vieux Royaume. Même si certaines des histoires qu'il contient, "Troisième Hypostase" et "Désolation", avaient déjà été publiées en 2010 et en 2011, respectivement, il s'agit d'un recueil postérieur au début de l'écriture de son nouveau cycle, Rois de Monde. Intitulé d'après le premier de ses cinq textes, il suit plus ou moins le même format que le premier livre de l'auteur, Janua Vera. Comme lui, il est une collection de nouvelles indépendantes.

JEAN-PHILIPPE JAWORSKI - Le Sentiment de Fer

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Et il est presque aussi satisfaisant. Jaworski, ici et comme jamais, c'est toujours une écriture soignée, c'est encore un goût certain pour un vocabulaire riche et documenté, mais sans dédain pour l'action et les ressorts du roman populaire. L'éponyme "Sentiment de Fer", la plus proche de sa grande œuvre Gagner la Guerre avec son recours à l'argot, son cadre urbain (la cité de Ciudalia, encore une fois) et son héros canaille (un tueur à gages, membre de la même ligue de malfrats que Benvenuto Gusefal), sent un peu le réchauffé. "L'Elfe et les Egorgeurs" est un petit conte anodin. Et "La Troisième Hypostase" joue un peu trop de la magie à grand spectacle. Mais les deux meilleurs textes, l'histoire du détrousseur de cadavres de "Profanation", et l'épopée haletante de Désolation, ont le mérite d'exprimer à nouveau l'intérêt de Jaworski pour les héros ambigus et de se clore par des finales inattendus.

Ces nouvelles sont aussi prenantes que celles de Janua Vera, mais quelques caractéristiques les en distinguent. Tout d'abord, elles prennent place à un temps antérieur de l'univers imaginé par l'auteur : l'époque où le royaume de Léomance se disloque, après le soulèvement de la future République de Ciudalia. Les guerres qui suivent ne sont pas le sujet de ces histoires, mais elles en sont le cadre, l'arrière-plan. Quoi qu'indépendantes, ces nouvelles retracent de manière chronologique les événements et le déroulé des conflits.

Les différences stylistiques de ces histoires sont moins marquées que celles de Janua Vera, où Jaworski semblait changer à chaque fois de registre littéraire. Mais la diversité s'exprime par d'autres biais : par la pluralité des peuples et des royaumes mis en scène. L'écrivain nous emmène tour à tour chez les politicards retords de Ciudalia ("Le Sentiment de Fer"), chez les nains et leurs esclaves gnomes ("Désolation"), chez les fanatiques du culte du Desséché ("Profanation"), puis chez les elfes ("L'Elfe et les Egorgeurs"). A mesure que les nouvelles passent, jusqu'à la fantasmagorie du conclusif "La Troisième Hypostase", on s'éloigne de plus en plus de l'univers des hommes.

Et c'est là une autre particularité de ce second recueil. Gagner la Guerre avait pu laisser penser que Jaworski appartenait à l'école la plus réaliste et terre-à-terre de la fantasy, celle qui use avec parcimonie de la magie et des bestiaires fantastiques. Mais en vérité, le Français a toujours été un fidèle de Tolkien. Il y a des elfes et des nains dans ses histoires, une magie antique surpuissante, ainsi qu'un conflit apocalyptique avec des forces sombres (conduites par des renégats). Quant à la course-poursuite de "Désolation", avec sa compagnie de nains traqués par des gobelins dans une cité souterraine abandonnée, elle évoque sévèrement l'épisode de La Moria dans Le Seigneur des Anneaux, tandis que son dragon endormi nous rappelle Smaug, celui de Bilbo le Hobbit.

Ici, Tolkien est bien plus présent que dans la fantasy contemporaine. Ou tout du moins, il y est moins caché. Cependant, dans "Désolation" (comme dans la plupart des autres nouvelles du Sentiment de Fer), les rapports humains (ou nains) y sont plus abrupts, la morale y est plus ambiguë, les dénouements y sont plus brutaux. Tout cela est plus moderne. Tout cela reste, au fond, du Jaworski, le même que celui du jalon littéraire qu'a été son Gagner la Guerre.