Avant 2016, Gaël Faye était surtout connu comme rappeur, dans la catégorie la plus propre sur elle de ce type de musique. Mais cette année-là, son statut a changé. Il est devenu un écrivain, avec la parution d'un premier roman, Petit Pays, intitulé comme l'un des morceaux de son premier album. Couronné par de nombreux prix, dont un Goncourt des lycéens (celui des grands l'avait aussi sélectionné dans son dernier carré), ce livre fut un succès. Il a conquis plus d'un million de lecteurs, il a été traduit dans près de quarante langues, il est en cours d'adaptation au cinéma, au théâtre, en bande-dessinée… Et il figure déjà parmi les classiques recommandés en classe, assez logiquement pour un ouvrage qui, indépendamment de ses qualités littéraires, se veut un témoignage édifiant sur l'un des épisodes les plus terrifiants des temps récents, les massacres du Rwanda, et leurs répliques dans le Burundi voisin.

GAEL FAYE - Petit Pays

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Le Burundi, c'est le petit pays en question. En effet, c'est dans une impasse tranquille du quartier des expatriés de son (ancienne) capitale, Bujumbura, que se déroule l'essentiel de l'action. Quant au Rwanda, il n'est pas bien loin non plus, puisque la mère de Gaby, le héros du livre, est une réfugiée issue de ce pays, son père étant français. Cette identité partagée entre trois pays, c'est également celle de Gaël Faye. Et même s'il nie être Gaby, son roman a une indéniable teneur biographique. L'écrivain, qui comme son personnage a dû fuir l'Afrique pour la France à l'époque de ces événements, alors qu'il était adolescent, a été le témoin des troubles qui ont agité les deux pays, effroyable génocide pour l'un, coup d'état, terreur et règlements de comptes pour l'autre.

Petit Pays nous apporte une vision subjective de cet épisode dramatique, à travers les yeux d'un jeune garçon dont l'essentiel de la famille va être emportée dans la tourmente. Aux yeux des Hutus, il est un Tutsi, comme sa mère. Du point de vue des Tutsis, il est un Français, et donc un complice des Hutus génocidaires. A son corps défendant, Gaby est emporté dans tout cela, et il voit petit à petit s'envoler ses illusions et se déliter l'univers sécurisant et paradisiaque qu'il s'était créé dans l'impasse, ne trouvant de refuge que dans la lecture, ou dans les lettres joliment poétiques qu'il écrit à Laure, sa correspondante française. Par l'intermédiaire de son double fictif, Gaël Faye retrace dans le détail le déroulement de cette tragédie qui, le plus souvent, vue d'Europe, se limite au décompte macabre des gens tués à la machette.

Mais si Petit Pays est un roman fort, et pas simplement une fiction historique, c'est aussi qu'il touche à des thèmes fondamentaux. Ce dont il parle, avant toute chose, c'est de la sortie de l'enfance. Il est un roman d'apprentissage à la portée universelle, car on a tous vécu dans une impasse à Bujumbura. Il est difficile, en effet, quel que soit l'endroit où l'on a grandi, de ne pas trouver d'écho à l'histoire de ce garçon dont les parents se déchirent puis se séparent, ou de ne pas se reconnaître dans ce groupe de copains qui se délite, parce que certains veulent jouer trop tôt aux adultes, quand d'autres comme Gaby préfèrent prolonger les petits bonheurs de leur enfance, comme ces vols de mangues que sa bande avait l'habitude d'organiser chez les voisins, ou ses baignades dans la rivière Muha. L'arrière-plan historique ne fait qu'accentuer le propos, puisque sortir de l'enfance, dans le Burundi des années 90, ce n'est pas seulement fumer deux ou trois clopes, ou faire des virées en voiture, mais s'abandonner à la haine, à la violence, voire jouer au cador avec des armes.

La fin de l'innocence, Gaël Faye la retranscrit aussi par son écriture. Celle-ci est toujours simple, fluide, comme devrait l'être celle de tous les écrivains, par opposition aux littérateurs. Mais son style évolue à mesure que progresse le récit. Tout d'abord, il se veut léger. Dès ses premiers mots, l'auteur fait joyeusement sortir la vérité de la bouche des enfants, quand Gaby cherche à comprendre ce qui sépare les Tutsis des Hutus, et qu'il prouve par l'absurde que leur antagonisme est arbitraire. Tout est drôle, au début, même le portrait du vieux colon belge raciste qui est un ami de son père. Mais à mesure que l'on progresse, le ton se fait plus sérieux. Il est plus lourd, plus résigné, et plus désespéré. L'insouciance est supplantée par l'angoisse, et l'humour disparait des propos de Gaby, laissant place au sang, à la peine et au ressentiment.

Le récit de Faye est celui, éternel, de la nostalgie de l'enfance, laquelle se double, chez Gaël / Gaby, d'une autre nostalgie, géographique plutôt que temporelle. Comme le titre lui-même le sous-entend, Petit Pays est un roman sur le déracinement, sur le mal du pays, sur ces origines qui nous façonnent et dont on ne s'affranchit jamais. Par son évocation des couleurs, des senteurs et des sensations de son enfance, il est, en grande partie, un hommage au Burundi apaisé des souvenirs de l'auteur, comme l'indique la citation faite à la toute fin du roman, celle du poète haïtien Jacques Roumain :

Si l'on est d'un pays, si l'on y est né, comme qui dirait : natif-natal, eh bien, on l'a dans les yeux, la peau, les mains, avec la chevelure de ses arbres, la chair de sa terre, les os de ses pierres, le sang de ses rivières, son ciel, sa saveur, ses hommes et ses femmes…

Petit Pays est ce qu'il annonce. Il est un joli roman triste en hommage à ce paradis perdu de l'enfance que l'on cherche pour le restant de nos vies. Aux dernières nouvelles, Gaël Faye l'aurait presque retrouvé : avec sa famille, il se serait installé non pas au Burundi, mais dans le petit pays d'à côté, à Kigali.