Les nouvelles "Comment Blandin fut perdu" et "Montefellóne" firent d'abord partie d'une édition de Janua vera, le premier livre de Jean-Philippe Jaworski. Mais quand, pour ce qui est devenu depuis un classique de la fantasy à la française, l'heure fut venue de passer en format poche, elles en furent retranchées. A la place, Gallimard décida d'éditer ces deux récits à part, dans sa collection principale, celle réservée à la littérature classique, alors que le reste de l'ouvrage fut publié sous Folio SF.

JEAN-PHILIPPE JAWORSKI - Comment Blandin fut perdu

Ce fut tout à la fois un bon et un mauvais choix. Un bon, parce qu'il marque une forme de reconnaissance pour celui qui fait figure aujourd'hui de chef de file de la fantasy francophone, et qu'elle l'expose à un public plus large (d'autant plus que cette édition ne coûte que deux euros). Mais un mauvais, parce qu'il consacre une fois encore la séparation artificielle, si française, entre grande littérature et livres de genre.

Jaworski mérite d'être reconnu comme un grand écrivain, point barre, indépendamment de son genre de prédilection. Ces nouvelles, formidables, confirment en effet ses talents d'écriture. On y découvre un style travaillé, ainsi qu'une volonté très littéraire d'exploiter un vocabulaire rare et riche, jusqu'à l'excès, le lecteur devant s'appuyer parfois sur un solide dictionnaire pour venir à bout de tous ces mots médiévaux compliqués. On y trouve aussi un propos très documenté, l'auteur s'étant visiblement renseigné sur la poliorcétique et sur l'art de mener la guerre pour relater le siège de la ville imaginaire de Montefellóne, et sur celui de la peinture murale pour raconter les pérégrinations de Blandin et d'Albinello, les artisans itinérants de l'autre récit.

Il est aussi un conteur admirable. Les intrigues des deux nouvelles tiennent en haleine. Avec l'une, on s'inquiète jusqu'au dénouement de l'assaut mené par le duc d'Arches, pris en tenaille entre une cité imprenable et une armée ennemie. Avec l'autre, on cherche à comprendre ce qui anime le jeune Blandin, l'apprenti distrait et mystérieux dont le talent dépasse celui de son maître. Malgré le format court, on s'identifie vite aux personnages. On ressent leurs espoirs, leurs craintes et leurs dépits. Par ailleurs, chaque nouvelle a le mérite de s'achever par une chute inattendue. Il y a même plusieurs manières de comprendre le récit de "Comment Blandin fut perdu", le plus long et le plus dense des deux. Il est un jeu de piste, que l'auteur parsème de quelques indices, à commencer par les noms des deux protagonistes principaux.

Pour ces raisons, le nom de Jaworski mérite de s'échapper du cercle restreint des amateurs de fantasy. D'autant plus que les nouvelles choisies, et ça n'est assurément pas un hasard, sont celles qui se rattachent le moins à ce genre. Comme les autres textes du recueil Janua vera, comme aussi l'excellent roman Gagner la guerre, où on retrouve cités quelques-uns des personnages de "Comment Blandin fut perdu" (Albinello, Gaideris, Annoeth…), elles prennent place dans le Vieux Royaume, ce monde médiéval-fantastique imaginé par l'auteur, mais elles se rapprochent aussi d'œuvres classiques.

"Montefellóne", par exemple, prend la forme d'un récit de guerre réaliste, avec son cortège de violences, d'absurdités et de tragédie. Certes, le monde que dépeint Jaworski est fictif, les lieux et le cadre sont inventés, mais il n'y a aucun élément fantastique dans son histoire. Son contexte est celui d'un vrai conflit médiéval. Plus qu'un récit escapiste, il pose des questions qui s'appliquent à tout type de confrontation politique : qu'est-ce que le bon camp ? Comment le choisir ? Gagner la guerre est-elle une fin en soi ? Est-ce la loyauté qui définit le bon soldat ? Est-ce l'héroïsme ? Ou autre chose encore ?

Quant à l'histoire d'amour impossible de "Comment Blandin fut perdu", elle relève du conte fantasmagorique plutôt que de la fantasy, le narrateur Albinello, il est précisé dès les premiers paragraphes, s'ingéniant à mêler le faux au vrai au fil de son récit. Et puis bien sûr, son attache à une littérature plus reconnue est d'autant plus évidente que son titre, tout comme son histoire de peintres, évoquent le Comment Wang-Fô fut sauvé de Marguerite Yourcenar.

Ces deux nouvelles, on l'a dit, sont brillantes. Mais comme toute les autres du recueil Janua vera, dont il est injustifié, voire déplorable, de les avoir séparées, au nom sans doute d'une distinction entre littératures qui n'est rien qu'infondée, en raison de préjugés déplacés et d'une hiérarchie des arts dont l'existence même d'un Jean-Philippe Jaworski démontre tout l'archaïsme.

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