Balzac rules. Tel est le nom du présent blog. Parce que Balzac, en effet, est le maître absolu. Le roman lui doit encore tant. Partout encore, on en trouve la trace, même chez ces littératures de l'imaginaire qui nous sont chères. Balzac en semble éloigné, mais comme elles, il s'est attaché à construire un monde, tout autant que des histoires. La comédie humaine, c'est comme l'univers étendu de Star Wars, une œuvre complète où se croisent et se retrouvent les mêmes hommes, les mêmes femmes, les mêmes lieux. Où le héros d'un récit peut devenir le personnage secondaire d'un autre, ou bien l'inverse. Où la même société est dépeinte selon plusieurs perspectives, dans plusieurs registres.
On retrouve aussi Balzac, bien sûr, dans une littérature de facture plus classique. Chez Houellebecq tiens, par exemple, dont l'œuvre est une réactualisation de la sienne : une galerie de portraits cyniques, sans illusion sur la nature des hommes, et néanmoins parfois compatissants ; une description pessimiste et bien sentie des ressorts pervers de la société, celle de l'après Révolution chez l'un, celle de l'après-68 chez l'autre ; une écriture coulante qui, nonobstant une poignée de phrases trop longues et d'envolées lyriques chez l'écrivain d'un XIXème siècle, évite les excès de littérature.
Il y a malgré tout, chez Balzac, ce penchant marqué pour les longues descriptions. Ces mises en scène de plusieurs pages où, confondant le roman avec le théâtre, l'écrivain s'emploie sur plusieurs pages à planter minutieusement le décor avant d'y installer ses intrigues et ses personnages, ce sont l'unique raison pour laquelle certains de ses livres ont vieilli. Certains, mais pas le court et le très digeste roman de 1840 intitulé Pierrette.
Celui-ci raconte une histoire tragique, celle de la jolie jeune fille qui lui donne son nom, une douce orpheline bretonne recueillie par les Rogron, des cousins de Provins et qui, victime collatérale des entreprises maritales et politiques qui agitent la ville de Seine-et-Marne, sera maltraitée par ses tuteurs.
Ici, Balzac excelle à décrire la vie politique en province, choisissant d'installer son histoire dans une ville qui porte (presque) son nom, assez loin de Paris pour avoir ses intrigues propres, assez près pour que plane l'ombre de la capitale, et pour qu'en soit appelé à tout moment quelque notable ou quelque médecin. Deux coteries s'y affrontent, entretenant leurs propres salons et leurs propres sociétés : la légitimiste, animée par la belle Madame Tiphaine ; et la libérale, futur soutien de la monarchie de Juillet, à laquelle appartiennent les odieux Rogron.
Pierrette nous parle des débuts d'une démocratie imparfaite, où le suffrage est encore censitaire et l'élection un privilège bourgeois, mais où s'affrontent déjà des partis pour qui il est important de convaincre l'opinion à travers la presse, la rumeur, les apparences et d'autres procédés encore. Balzac, sans illusion, décrit ce qui anime ces gens : l'opportunisme, l'intérêt personnel, les paris sur qui doit l'emporter. Ils se montrent manipulateurs et intéressés.
L'idéologie n'est qu'un paravent. L'affiliation politique est souvent le fruit des hasards et des calculs. En période trouble, on se rapproche souvent du centre pour ne pas insulter l'avenir, où bien on se rallie au régime de Louis-Philippe, quand les Trois Glorieuses sont passées. A la fin, après des luttes impitoyables, tous les protagonistes de la bonne société de Provins semblent d'ailleurs se tenir les coudes, soucieux de leurs ntérêts communs, minimisant la maltraitance subie par la gentille Pierrette, qui sera la seule victime véritable de leurs querelles politiques.
Ce qui leur importe, c'est de renforcer leur statut et de profiter de la bonne fortune des autres. Si les médiocres Rogron sont au centre de la vie politique de Provins, bien que la bonne société se moque de leurs ambitions et de leur goût de parvenus, c'est parce que ces anciens merciers ont de l'argent. Derrière les manigances politiques, l'enjeu est de capter leur patrimoine, en mariant l'un ou l'autre à la bonne personne, Rogron, sa sœur Sylvie, ou leur pupille Pierrette. Voici comment cette dernière se trouve embarquée dans toutes ces grandes manœuvres qui la dépassent et auront raison d'elle.
Et si les Rogron intéressent autant en dépit de leur petitesse d'esprit, c'est qu'ils n'ont pas d'enfant à qui transmettre leur patrimoine.
Pierrette, en effet, s'inscrit dans un cycle de romans intitulé Les célibataires, et son sujet central, ce sont les vieux garçons et les vieilles filles. Balzac montre bien peu d'estime pour eux. Sans vraiment préciser pourquoi (misère sexuelle semble-t-il supposer, enfermement dans des certitudes et des obsessions par manque d'enfants), il considère qu'ils sont par nature des êtres desséchés, jaloux, mesquins.
Ce qui marque le plus dans Pierrette, donc, c'est cette description cruelle qu'il fait des Rogron. Celui notamment de la sœur, Sylvie, qui par sa jalousie et sa bêtise sera la première à sceller le destin tragique de sa cousine bretonne. S'il n'était pas aussi cruel avec les hommes, s'il n'était pas si tendre envers Pierrette et sa bonne grand-mère, il pourrait être accusé de misogynie par les esprits modernes, tant le portrait qu'il fait de la quadragénaire est au vitriol.
En voici deux exemples, issus de ces échanges avec ce colonel Gouraud, un ancien officier d'Empire, qu'elle voudrait épouser :
Sylvie Rogron montra ses longues dents jaunes en souriant au colonel, qui soutint très bien ce phénomène horrible et prit même un air flatteur.
Eh! bien colonel, nous causerons de tout cela sérieusement, dit Sylvie en lui jetant un regard qu'elle crut plein d'amour et qui ressemblait à celui d'une ogresse. Ses lèvres froides et d'un violet cru se tirèrent sur ses dents jaunes, et elle croyait sourire.
Ouh, ça fait mal. Et en même temps, c'est excellent, c'est exquis, ça tape précisément là où il faut. Ce sont des descriptions justes et savoureuses de la désespérante nature humaine. Car on vous l'a dit : en la matière comme en tant d'autres, Balzac est le maître absolu. Balzac rules.
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