L'âge de la folie. Ainsi Joe Abercrombie a-t-il intitulé la seconde trilogie dans son univers fétiche, celui de The First Law. Et pour cause. Chacun des livres de cette série met en scène le déchainement sauvage et violent des passions humaines. Dans le premier, A Little Hatred, prennent place de manière simultanée une agression extérieure, celle de ce Nord mené par Black Calder et son fils Stour Nightfall, et des émeutes internes, organisées quant à elles par un mystérieux "Weaver" (tisserand). Dans le second, The Trouble With Peace, survient une rébellion menée par le vainqueur de la première guerre, Leo dan Brock, le Jeune Lion. Et bien entendu, le meilleur a été préservé pour la fin. L'ultime volet, The Wisdom Of Crowds, parle quant à lui d'une sanglante révolution.

JOE ABERCROMBIE – The Wisdom Of Crowds

Et la folie de cette révolution commence dès les toutes premières pages.

L'action nous saisit dès le début. Alors (attention, spoiler) que le jeune roi Orso commence à prendre de l'assurance après sa victoire sur la rébellion, il est rattrapé par une immense révolte populaire. Et quand le peuple (la populace, d'autres diront) se lève comme un seul homme, plus rien ne peut l'arrêter. El pueblo, unido, jamás será vencido.

Marée d'ampleur cataclysmique, la révolution écrase tout sur son passage. Elle détruit toute la royauté : ses institutions, ses palais, ses symboles, ses monuments et ses représentants. Ses seules alternatives sont la fuite ou le ralliement. Et ceux qui la défende le plus ardemment seront bientôt les victimes de sa phase de terreur.

Quand un cynique comme Abercrombie nous parle de la sagesse des foules, on devine qu'il est ironique. Son récit est évidemment très inspiré par la Révolution française, mais son regard sur ces faits n'est pas le nôtre. Il n'est pas question d'un noble soulèvement populaire qui apporte l'égalité, la fin des privilèges et les Droits de l'homme. La perspective de l'auteur est différente, elle est celle de son pays, l'Angleterre. Les événements révolutionnaires y sont décrits comme un déferlement de passions, comme le déchainement d'égoïsmes individuels maquillés derrière de grands principes, comme une collection d'espoirs contradictoires et inconciliables, comme une furie, un immense carnaval sanglant qui n'aboutit qu'à la violence, au fanatisme, à la terreur et au retour d'un ordre injuste dont seuls les maîtres ont changé. Le Grand Changement, comme les insurgés l'appellent, n'est qu'une immense arnaque.

Abercrombie, on le sait, est un écrivain de notre temps, celui d'un monde désabusé, multipolaire et compliqué. A ses yeux, il n'y a ni bon, ni mauvais camp (qui donc sont les méchants, s'interrogent deux de ses "héros" à la fin), mais seulement des intérêts contradictoires qui s'affrontent ou se combinent à travers de multiples alliances, tromperies et trahisons. Il n'y a pas de grand soir, il n'y a pas de fin de l'histoire, mais un grand conflit incessant entrecoupé de paix trompeuses. Il n'y a que des Machiavel qui tirent les ficelles dans les coulisses, l'auteur entretenant aussi (et c'est un autre signe de l'époque), comme on le redécouvre à la fin, un goût problématique pour le complotisme.

La trilogie The Age Of Madness est aussi, en premier lieu, un roman d'apprentissage, celui des enfants de personnages de la trilogie précédente. Et cet apprentissage, pour eux, est éminemment cruel. Les puissants les mieux intentionnés finissent de trois façons (attention, gros spoiler) : soit ils sont rattrapés par la réalité et ils doivent, pour minimiser les pertes, taire leurs sentiments et prendre des décisions contraires à leurs préférences (Rikke) ; soit, héros fracassés et romantiques déçus, ils deviennent cyniques et ils embrassent ouvertement la voie du vice (Leo) ; soit ils meurent (Orso). Soit ils ont toujours été de fieffés manipulateurs, et ils le demeurent (Savine).

La spécificité de l'univers de The First Law, c'est qu'il est dense et ramassé. Chez Abercrombie, on passe de l'antiquité à l'ère industrielle en quelques générations. Dans ce tout petit monde, on se transporte en un instant du Vieil Empire à la Styrie, de la théocratie déchue de Gurkhul aux Hautes Terres du Nord. Et il en est de même avec ses protagonistes. Sur les deux ans qui séparent le début et la fin de ce cycle, ils changent terriblement vite.

Certains restent grosso modo les mêmes (Savine), ou ils révèlent une vraie nature cachée d'eux-mêmes (Orso). Mais d'autres se métamorphosent à une allure irréelle. Va encore pour Leo qui, souffrant d'un gros trauma, devient une créature vile et aigrie, mais la transformation radicale de Rikke, même en partie magique, est saisissante.

Cette évolution trop forte et trop rapide est l'une des limites du récit. L'autre moment où on fait la fine bouche, (attention, encore un spoiler) c'est quand on suit le stratagème de Rikke contre ses ennemis : celui-ci est prévisible, il est cousu de fil blanc. Et le dernier point douteux chez l'Anglais, on l'a dit, c'est la mise en scène de ces Illuminati suprêmement intelligents qui contrôlent le monde en sous-main, même en temps de désordre révolutionnaire.

Mais tout cela mis de côté, ce dernier livre nous apporte la même satisfaction que tous les autres d'Abercrombie. Il nous offre une suite incessante d'événements où on l'ennui n'a presque jamais sa place. De la politique, de la psychologie, mais aussi beaucoup de baston. Et puis, en général, du suspense, des surprises, des coups de théâtre, un récit palpitant toujours à même de changer de cours, des personnages qui pourraient disparaitre à tout moment. Et le mieux, c'est que cette nouvelle histoire se termine par une vision du futur. Laquelle laisse présager une suite. Laquelle annonce quelques autres aventures palpitantes pour la troisième génération de The First Law.

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