A première vue, ce livre joue de concepts fumeux.

Voici donc une histoire de pirates, confrontés dans la Mer des Caraïbes à une sorte de faille temporelle. Très vite dans le récit, on voit le héros affronter une flotte armée par Alexandre le Grand (pas trop sûr de comprendre ce que le Macédonien vient faire là, son regard n'a jamais été tourné vers l'Atlantique) et écouter de la musique dans un baladeur CD, entre autres. A travers les chanteurs cités, et par l'intermédiaire de ses épigraphes, l'auteur semble aussi utiliser ce livre comme un prétexte pour partager des goûts (plutôt bons, il faut dire) dans une très générationnelle veine new wave / indie rock à la Inrockuptibles. Enfin, son roman a la particularité de classer ses chapitres sens dessus dessous, sans respect pour la chronologie.

STEPHANE BEAUVERGER - Le Déchronologue

Mais au bout du compte, ça colle.

Stéphane Beauverger restitue merveilleusement bien l'atmosphère moite de ce Nouveau Monde encore livré aux aventuriers, aux marchands et aux explorateurs. Il s'est documenté sur son sujet, et cela se ressent, à travers sa description des ambiances, celles de ports comme celles des jungles, des geôles et des batailles navales, comme dans l'emploi fréquent de l'espagnol, la langue des principaux colonisateurs d'alors.

Quelques anachronismes existent, certes. Par exemple, un homme nous dit en 1640 être venu de Lorient, alors que la ville a été fondée en 1666. Le vin de Porto coule à flot, alors qu'il n'était à l'époque pas encore populaire, et qu'il supportait mal les voyages. On dit d'individus qu'ils parlent le néerlandais, un terme pourtant récent. Mais enfin, tout cela correspond à cette histoire qui nous parle (on y reviendra plus tard) d'un temps devenu fou.

Usant d'un style agréable qui, contrairement à l'usage en France, ne surjoue pas de l'effet littéraire, l'auteur nous transporte dans la touffeur, la violence et l'insécurité de ce monde où l'on brûle par tous les bouts une vie qu'on sait condamnée à être courte. Ses portraits de pirates sont attachants et nuancés. Les hommes qu'il nous décrit ne sont pas que des hors-la-loi sanguinaires. Ils sont avant tout des marginaux, des têtes-brûlées et des alcooliques désespérés, qui servent leurs pays autant qu'ils se livrent au banditisme.

Son héros, le capitaine Henri Villon, en est l'exemple même. Personnage canaille dans la lignée du Benvenuto Gesufal de Jaworski (comme lui, il est un bandit qui s'en prend plein la gueule), il est un gentilhomme protestant qui est allé noyer son mal-être dans le tafia et sur les mers lointaines. En quête des maravillas, ces artéfacts mystérieux qu'il imagine issus de quelque Eldorado caché (ils viennent en réalité du futur), il est un flibustier appâté par le gain, mais il cherche aussi à se soustraire aux traumatismes de sa jeunesse, quand sa ville de La Rochelle a été soumise et martyrisée par les catholiques.

Le pirate n'est pas glorifié. Les hommes que Stéphane Beauverger met en scène sont remplis de vices, luxure et ivrognerie en tête. Le meurtre, la tromperie et la sournoiserie sont fréquents, dans le petit monde de la flibuste. Et Henri Villon lui-même, cédant souvent à ses pulsions et emporté par des tendances autodestructrices, n'est pas un exemple à suivre. Mais lui, ses amis et son équipage sont des amoureux de la liberté, et des contre-modèles aux différents types de fanatismes qui apparaissent chez d'autres protagonistes de l'histoire.

Ces fous de Dieu, ce sont les catholiques et les protestants qui importent dans le Nouveau Monde les guerres de religions de l'Ancien. Ainsi le gouverneur huguenot de la Tortue, François Levasseur (un homme qui a réellement existé), bientôt calfeutré sur son île, a-t-il parfois des faux airs de Colonel Kurtz.

Les fanatiques sont aussi des intrus venus d'un autre temps, notamment des Amérindiens qui cherchent à prévenir à la source le fléau de la colonisation. Ils sont des sortes d'idéologues zapatistes affamés de grand soir et soucieux de suivre les enseignements de dénommés m'owarx et trojxqi (Marx et Trostky, on devine). Et puis, même s'ils sont moins visibles, même s'ils sont davantage une menace fantôme, il y leurs ennemis, les Americanos (les Américains de notre époque), qui poursuivent leurs impitoyables visées impérialistes à l'aide d'une indéniable supériorité technologique.

Car telles sont les Caraïbes très particulières décrites par l'auteur : un monde où, à cause de l'emploi mal maîtrisé de technologies importées d'un lointain futur, les époques se confondent et se télescopent, où les héros et les objets d'autres temps viennent s'échouer. Les conséquences de ce chambardement temporel sont si grandes qu'elles affectent jusqu'à la narration de l'histoire. Beauverger, comme on l'a dit plus tôt, classe ses chapitres dans le désordre.

Cette démarche pourrait n'être qu'un caprice d'écrivain. Et pourtant, elle fonctionne. Elle accentue le sentiment de perdition et d'étourdissement, celui du marin en errance dans un monde nouveau et méconnu, celui de l'homme égaré dans les couloirs du temps.

Pour ceux qui le souhaitent, il est possible de lire cette histoire dans le sens chronologique, les chapitres étant numérotés en fonction de leurs dates, mais cette lecture n'est pas conseillée. Car même si le classement de ces sections est déconcertant, il n'a rien d'aléatoire, il est logique. Ces diverses parties se répondent l'une à l'autre, chacune apportant une nouvelle information, un nouvel éclairage, qui vient compléter la précédente.

Le Déchronologue ressemble à un grand puzzle, qui progressivement se dévoilerait au lecteur, chaque nouvelle pièce permettant de mieux comprendre l'intrigue, de mieux saisir le sens et appréhender la beauté de l'ensemble. Peu importe dans quel ordre il est construit, il dévoile peu à peu une jolie pièce, un roman de pirates renouvelé, plutôt qu'un vrai roman de science-fiction, avec tous les ingrédients qu'il nous faut, des aventures, de la politique, de l'action, du souffle, et même une histoire d'amour chaste.

Le roman se conclue aussi par une jolie morale : l'important est de vivre. Plutôt que les grandes causes, l'essentiel c'est la liberté individuelle, ce sont les amitiés telles que celle que Villon entretient avec cet homme détruit qu'est le Fèfè de Dieppe, c'est le bonheur simple d'un dîner avec son aimée. Le Déchronologue, en somme, est une nouvelle preuve qu'en France, il y a du talent du côté des littératures de l'imaginaire.

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