Jacques Boireau n'est sans doute pas le nom le plus familier des amateurs de littérature. Il ne l'est même pas pour ceux de ses genres de prédilection, le fantastique et la science-fiction. Il faut dire qu'il n'a pas mis toutes les chances de son côté, pour faire carrière. Son œuvre se compose de nouvelles, plutôt que de romans, parues ci et là dans des revues, voire jamais publiées. Et il n'a pas persévéré. Actif dans les années 70 et 80, il a cessé ensuite d'écrire jusqu'à une mort survenue prématurément, en 2011, à soixante-quatre ans.
Mais parfois, ses écrits sont réapparus dans des recueils, notamment ces Chroniques sarrasines que vient tout juste de rééditer l'une des maisons françaises les plus illustres en matière de littératures de l'imaginaire, les Moutons Electriques.
La voie choisie par Jacques Boireau pour cette collection de textes courts est celle pas, si commune alors, de l'uchronie.
L'histoire alternative dans laquelle il s'engage, d'autres l'ont investie avant lui. Il imagine une Europe qui n'aurait jamais connu la Reconquista. Une Europe où la conquête arabe se serait poursuivie au-delà de l'Espagne et des Pyrénées, jusqu'aux rives de la Loire. Une Europe où la moitié sud de notre France, l'Occitanie, serait un Etat arabisé et islamisé.
On comprend pourquoi ce recueil est réédité aujourd'hui. Bien qu'écrit il y a longtemps et reflétant l'esprit hippy de son époque (intérêt pour ce qu'on nommait alors le Tiers Monde, mise en cause d'une société occidentale prédatrice), il aborde deux thèmes d'une actualité devenue brûlante.
L'un d'eux, bien sûr, est le rapport éternellement compliqué entre Orient et Occident, entre Islam et Chrétienté, et leurs complexes respectifs d'infériorité et de supériorité. Comme d'autres livres tels que The Years Of Rice And Salt, de Kim Stanley Robinson, Les chroniques sarrasines rappelle qu'autrefois, la société orientale a été brillante, et plus avancée que l'occidentale. Et il imagine un monde où elle le serait resté.
Comme souvent en uchronie, Boireau inverse l'Histoire. Ce connaisseur des deux sociétés (Français, il a vécu en Algérie après l'indépendance) nous décrit une Occitanie tolérante, savante et éclairée. Ancienne puissance coloniale en Francie (la France du Nord, restée chrétienne), elle doit composer désormais avec une immigration venue de ce pays nordique marqué par la misère, la tyrannie et l'intolérance religieuse.
Cependant, bien davantage qu'une société musulmane, Jacques Boireau nous décrit un entre-deux entre Orient et Occident, une société rêvée qui abrite toutes les religions (la musulmane, la chrétienne, mais aussi ces Cathares que l'Europe médiévale n'a pas su tolérer, et qui ont été un épisode important de l'histoire occitane). C'est une utopie fragile, inspirée de l'Espagne islamisée du Moyen-âge, comparable à celle décrite dans The Lions Of Al-Rassan par Guy Gavriel Kay, une société multiconfessionnelle idéale mais menacée.
L'autre préoccupation actuelle à laquelle cette uchronie fait écho, c'est l'écologie. Les sociétés de Francie et d'Occitanie ont un niveau technologique équivalent au nôtre, mais ils exploitent leurs ressources différemment. Alors que le pays chrétien rappelle le nôtre, celui des années 70, avec ses voitures consommatrices d'énergies fossiles, le musulman a développé des modèles vertueux plus respectueux de la nature.
Présentées ainsi, les sociétés dépeintes par Boireau paraissent caricaturales. Il oppose, d'une rive à l'autre de la Loire, une dystopie à une utopie. Mais la façon dont il y met en scène ses personnages apporte quelques nuances à tout cela.
A part dans le dernier texte des Chroniques sarrasines, où il résume à grands traits les événements qui ont mené à cette autre France, il raconte la petite histoire, celle de petites gens qui peuplent cette autre Occitanie, et qui viennent ou qui vont de chaque côté de la frontière. Son monde, il nous le dépeint par le petit bout de la lorgnette, à travers les lettres, les anecdotes et le quotidien de ses habitants imparfaits.
A l'époque de ces textes, les sagas historiques ne sont pas encore monnaie courante dans les littératures de l'imaginaire. Ce professeur qu'est à la ville Jacques Boireau opte pour des formes plus anciennes, plus classiques, celle du conte, celle aussi d'une certaine poésie. C'est ainsi qu'il évoque cette Occitanie qui lui est chère, et à qui il imagine un autre destin.
Ce style, cette approche de la "science-fiction", l'auteur ne l'applique pas qu'aux Chroniques sarrasines, mais aussi à ces autres nouvelles, plus nombreuses encore, qui enrichissent cette publication des Moutons Electriques. On trouve les mêmes soucis de préservation de la nature dans ses contes à propos d'une vallée, occitane elle-aussi, menacée par la modernité. On goûte aussi, chez cet auteur de "mauvais genre" qui sait bien écrire, au même style évocateur et nostalgique.
On y lit la même défiance envers la modernité, les mêmes aspirations à une vie pastorale éternelle. On y voit la même compassion pour les petits, par exemple cette femme battue qui s'échappe du foyer, dans "Fuite". On y retrouve quelques expérimentations littéraires, comme ces textes de la série "La magie des îles" qu'il écrit dépourvus de majuscules et de ponctuation finale, et dont la conjugaison peut passer subitement de la première à la troisième personne.
Tout ne se vaut pas. "Les bisons célestes", qui parle de la vengeance des Amérindiens sur l'homme blanc destructeur de la nature, a tout d'une tarte à la crème. Mais certains textes sont supérieurs à la matière principale des Chroniques sarrasines. Parmi eux figure "La ville morte", à propos d'une femme qui s'aventure dans les monts de Turquie, en quête d'un lieu dont on ne revient pas. Il y a aussi cet autre conte, "La trace", sur un skieur qui traverse un monde condamné par le froid et la neige, à qui on interdit bientôt le voyage.
"Et l'odeur des pommes aigres, la voulez-vous en plus ?" est un autre temps fort. Il y est question d'un couple qui crée pour les autres des mondes artificiels répondant à leurs fantasmes et à leurs nostalgies, mais qui ne peuvent en créer un commun à eux, puisqu'au bout du compte, chacun de nous est perdu dans ses propres passions, sa propre vie intérieure.
Et puis il y a "La magie des îles", une série parallèle à celle des "Chroniques sarrasines", qui en toute fin raconte l'abandon par la Terre de la planète océane Angra, une réplique géante des îles des Açores. A travers plusieurs personnages successifs, qui chacun ou presque perd l'être aimé, cette série raconterait presque une vraie histoire, une véritable intrigue.
Quant à "La forteresse", il nous parle de ce rêve perpétuellement déçu d'un ailleurs, de ce miroir aux alouettes qu'est la ville, l'autre rive, l'autre contrée, ces lieux dont les migrants n'osent plus révéler la triste réalité après avoir tout abandonné pour eux. Cet ailleurs séducteur, trompeur et aliénant, c'est le monde moderne, chez ce professeur gauchiste baba des années 70 qu'est Jacques Boireau. Un monde auquel il oppose celui plus simple et plus rustique de la campagne, celui de la province occitane, celui de la plaine ou de la vallée, celui des îles de la planète Angra. Même si celui-là n'est sans doute qu'une autre chimère, un autre mirage.
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