C'est toujours le dilemme quand on a sorti son œuvre de référence, celle qui a marqué durablement les esprits, celle qui vous a ouvert les portes du succès public. Qu'importent l'étendue de vos ressources et la palette de vos talents (et celles de Jean-Philippe Jaworski sont larges), qu'importent vos appétits et vos envies, on vous demande toujours d'y revenir. L'épopée celtique de Rois du monde mise quelque peu entre parenthèse, l'écrivain phare de la fantasy à la française a donc remis le couvert, il est retourné à ses fondamentaux. Il a écrit un nouveau cycle dans le Vieux Royaume, le monde où prenait place son chef d'œuvre Gagner la guerre.

JEAN-PHILIPPE JAWORSKI - Le tournoi des preux

Unité de monde, toutefois, ne veut pas toujours dire unité de style. Les nouvelles recueillies dans Janua vera, un autre ouvrage indispensable signé Jaworski, l'avaient démontré avec éclat. Elles aussi se déroulaient dans le Vieux Royaume, et pourtant, chacune exploitait un registre littéraire distinct. Et il en est de même pour Le tournoi des preux, premier volume du Chevalier aux épines, la nouvelle trilogie dont il est question. Alors que Gagner la guerre investissait un style canaille situé entre Machiavel et Céline, ce livre se rattache à une tout autre tradition : celle du roman courtois médiéval.

Benvenuto Gesufal, le héros de Gagner la guerre, était d'abord apparu dans la nouvelle "Mauvaise donne". Tout comme lui, celui du Tournoi des preux, le chevalier Aedan de Vaumacel, a fait ses armes dans "Le service des dames", un autre des textes de Janua vera. On croise aussi dans Le tournoi des preux quelques personnages du roman précédent, notamment Clarissima Ducatore, la fille de l'employeur du redoutable assassin (et sa maîtresse occasionnelle, aussi). Cependant, Aedan est issu du duché de Bromaël, un autre territoire que la cité de Ciudalia, et cela fait une différence.

Alors que cette dernière mélangeait Venise à la Florence de la Renaissance, le pays du chevalier de Vaumacel ressemble plutôt à la France ou à l'Angleterre féodales, avec son savant enchevêtrement d'allégeances et de rivalités, avec ses serfs ignares et ses nobles régis par un lourd code de chevalerie. Le ton, le récit et les personnalités dépeintes ne sont donc plus celles de l'autre roman. Il est question de battre la campagne pour mener des quêtes, de prouver sa bravoure en tournoi et de laisser le sens de l'honneur dicter ses décisions.

Jaworski, néanmoins, actualise et réinvente le genre avec des éléments modernes. Dès les premières pages, le dédain de la classe chevaleresque envers les gueux est mis en exergue. L'amour courtois n'est pas toujours platonique. Quant aux tournois, ils dévoilent crûment leur nature sale et brutale.

C'est d'ailleurs là que l'auteur excelle : dans la description de ce que le titre annonce, dans ces combats très codifiés dans lesquels s'engagent deux factions rivales du duché. Les deux affrontements de ce tournoi sont prenants et haletants. Le long des pages consacrées à ces batailles à rebondissement, on entend le pas pesant des chevaux charger vers nous. On ressent la force de l'épée s'abattre sur nos armures. On se voit, tout pantelants, pris au piège sur le champ de bataille.

L'auteur est toujours le même, avec sa plume alerte, avec aussi ce vocabulaire déraisonnablement large et recherché qui, c'est aussi une limite, vire parfois à la démonstration. Néanmoins, même si Le Tournoi des preux renoue avec le Vieux Royaume, il porte la marque d'un Jaworski plus contemporain. Sur la forme, ce roman rappelle surtout les aventures celtiques de Rois du monde. Comme avec ces livres, le récit s'allonge, l'histoire se délaye, les héros s'égarent longuement à travers champs et l'intrigue peine à s'installer.

On met du temps, en effet, à comprendre le double enjeu du roman : d'un côté, une sombre affaire d'enfants enlevés qui nous ramènera au passé même d'Aedan de Vaumacel, de l'autre un conflit politique animé par les fils rivaux du duc de Bromaël, avec en arrière-plan l'ascension de forces obscures. Le héros n'est lui-même pas au cœur du roman. On en sait peu sur lui, on ne le suit que sur une minorité des pages, les autres étant écrites d'autres points de vue, celui d'un chevalier novice, celui d'un chat ou celui d'une nonne.

Avec le temps, Jaworski a perdu de la vigueur et de l'entrain de sa (relative) jeunesse. Ce premier volet du Chevalier aux épines, n'a ni la concision des nouvelles des Janua vera, ni l'intensité presque constante de Gagner la guerre. Par moments, on se surprend à s'ennuyer. On ne passe plus la journée dans l'attente d'en lire plus. Mais malgré tout, c'est grand, parfois, comme avec ce finale ébouriffant qui se termine en un redoutable cliffhanger et qui, tout en donnant envie de se précipiter vers la suite, remplit enfin la promesse du livre : nous ramener aux meilleures heures de cet auteur.

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