De nos jours, en certains pays, des couples préfèrent donner naissance à des garçons plutôt qu’à des filles. Des phénomènes de surnatalité masculine suggèrent que certains n’hésitent pas à pratiquer l’infanticide pour exaucer ce souhait. Imaginons alors, avec Amin Maalouf, qu’apparaisse une drogue qui permettrait de n’avoir plus que des enfants mâles, en toute légalité. Le surnombre de garçons prendrait alors des proportions effarantes, les rues se chargeraient de mâles chargés de testostérone, les femmes deviendraient des objets de convoitise cloitrés et menacés, le Sud se lèverait contre le Nord, l’inventeur de la funeste médication, qu’il accuserait de causer sa perte.
Avec Le Premier Siècle après Béatrice, Maalouf délaisse le roman historique pour s’essayer à la science-fiction. Toutefois, ses obsessions demeurent les mêmes. Une fois encore, via une fresque qui s’étend sur plusieurs décennies, le Franco-libanais se lamente que ce Sud qu’il aime et dont il est issu n’a pas su prendre le train de la modernité, que la technologie, comme partout, comme au Nord autrefois, y évolue plus vite que les mentalités, que ce décalage est funeste. C’est la règle en matière d’anticipation : amplifier les maux du présent pour mieux les disséquer et les dénoncer. Maalouf se livre donc à ce jeu, à son tour, avec la mesure qui lui est coutumière.
Le Sud est dépeint tel qu’il est, sans angélisme, comme l'acteur principal de son destin funeste. Mais l'écrivain relève aussi les fautes du Nord. Pas l’esclavagisme, pas le colonialisme, pas ces fautes du passé dénoncées encore par l’arrière-garde tiers-mondiste. Tout au contraire, Maalouf dénonce l’abandon du Sud par un Nord moraliste et bien pensant, un Nord qui estime vivre dans un autre monde, qui en a tiré son parti, oubliant sa conversion récente à la Raison et sa propre part d’archaïsme. L’écrivain montre du doigt cet autre racisme qu’est le relativisme culturel, cet abandon du principe d'universalité des Droits de l’Homme au nom des spécificités locales, cet apartheid déguisé en respect, cette pensée qu’au Sud, tout est différent, et qu'en conséquence, la morale ne saurait être la même.
Quinze années ont passé depuis la publication de ce roman, et l’analyse d'Amin Maalouf est toujours pertinente. Elle porte cependant la marque d’une vision bipolaire du Monde héritée de la Guerre Froide, l’opposition entre Nord et Sud succédant à celle entre Est et Ouest. Cette lecture a été démentie depuis. Aujourd’hui, il existe toujours un Nord surdéveloppé, l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord principalement, et un Sud enfoncé pour partie dans la violence et la misère. Cependant, les autres régions occupent toutes les positions intermédiaires possibles.
Dès 1992, toutefois, Amin Maalouf se démarquait de l’optimisme qui avait suivi la chute du Mur et celle des régimes dictatoriaux du Chili et d’Afrique du Sud. Il savait déjà qu’à l’ordre terrifiant de la Guerre Froide succéderaient des menaces plus diffuses, mais plus nombreuses et moins contrôlables. Très juste, également, était cette analyse de la rancœur des anciennes colonies envers l’Occident, ces descriptions de chasse aux Blancs annonçant les récents événements de Côte d’Ivoire. Les propos de l'écrivain sur le relativisme culturel et l’isolationnisme du Nord, quant à eux, précèdent quasiment dans les mêmes termes le débat qui a opposé en 2003 les opposants et les partisans d’une intervention militaire en Irak. Enfin, en décrivant un futur anarchique fait de crises et de conflits, Amin Maalouf rappelle un principe important : l’Histoire n’a en vérité aucun sens, sa destination n'est pas déterminée à l'avance.
On s’obstine à regarder l’Histoire comme un fleuve qui coule en paysage plat, s’affole en terrain accidenté, connaît quelques cascades. Et si son lit n’était pas creusé à l’avance ? Et si, incapable d’atteindre la mer, il se perdait dans le désert, égaré en un puzzle de marécages stagnants ? (p. 143)
Rien n’est jamais joué. Le cours de l’Histoire sera celui que les hommes lui feront suivre. Ce qui permet de tout envisager, même le meilleur, comme le montre cette note de volontarisme en fin de livre, quand le narrateur précise que le destin des hommes aurait pu être tout autre. Ce destin autre, comme toujours dans ses livres, Maalouf nous le montre à travers la trajectoire de ses personnages. En contrepoint du machisme et de la folie qui l’entourent, son principal protagoniste est follement épris de sa compagne et de sa fille, la Béatrice en question. C’est un homme sensible et éclairé, attaché à la place de la femme dans le monde. C’est l’humaniste et le sage, c’est le héros de tous les romans de Maalouf, celui qu’il nous exhorte à être pour orienter dans le bon sens notre Histoire commune.
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