The Blade Itself, premier tome de The First Law n'avait été en fait qu'une longue introduction, la présentation fouillée, en pleine action, des singuliers personnages qui animeraient l'ensemble de la trilogie du Britannique Joe Abercrombie. Ce n'est donc qu'avec le second volume, Before They Are Hanged, que l'aventure commence pour de bon, que l'intrigue prend forme, et que, peu à peu, grâce aux leçons d'Histoire professées au fil de l'eau par le mage Bayaz, aux découvertes de l'inquisiteur Glokta et aux confidences partagées par une poignée de sauvages, le lecteur commence à comprendre le contexte, et à saisir peu à peu de quoi il retourne.
Maintenant, c'est parti. Les intrigues qui composent ce livre ont cette fois des motifs clairs : pour le tortionnaire Glokta, il s'agit de tenir coûte que coûte la ville assiégée de Dagoska et de démasquer les traîtres en ses murs ; pour le major West, promu colonel, et pour la bande dont fait partie le Dogman, il faut s'efforcer de défaire les armées du belliqueux Bethod ; pour Jezal dan Luthar, Logen Ninefingers et Ferro Maljinn, le but est d'aider le mage Bayaz à s'emparer d'un artefact surpuissant qui lui permettra de défaire son éternel rival, Khalul le Prophète.
Une cité aux abois cernée par des forces ennemies, des combats épiques et des batailles désespérées à foison, la longue quête d'une sorte de Saint Graal, avec, en arrière-plan, les luttes internes d'un ordre occulte présidant aux destinées du monde… Présentés ainsi, The First Law en général, et Before They Are Hanged en particulier, ne semblent rien changer aux routines de la fantasy. Mais c'est sans compter sur l'auteur, qui s'emploie à pervertir le genre de l'intérieur. Avec lui, le grand mage surpuissant de l'histoire est impatient et soupe-au-lait. L'officier sans peur ni reproche est colérique et violent. Le sauvage repoussant et brutal est un philosophe. Et malgré leurs airs familiers, aucune intrigue ne se conclut comme attendu.
La vie des héros n'est pas rose, en effet. Ils s'en prennent vraiment plein la figure. Ils subissent en série des blessures morales et corporelles irrémédiables. Joe Abercrombie excelle d'ailleurs particulièrement à décrire la douleur, tant physique que psychologique. La guerre et les combats sont décrits pour ce qu'ils sont, des mêlées anarchiques où tout n'est que peur et improvisation. La souffrance engendrée par les coups est présentée en détail, et la guérison est toujours imparfaite. Jamais, les héros ne reviennent indemnes de leurs éprouvantes aventures.
Rien ne se passe comme prévu, les plans échafaudés par les protagonistes tombent à l'eau, les attitudes des uns suscitent l'incompréhension des autres. Et tout cela, comme dans le livre précédent, est une source infinie de situations cocasses, d'éclats de rire, d'humour. Souvent noir, l'humour, mais pas toujours. Car si The First Law est souvent cité en exemple pour illustrer la marche de la fantasy vers toujours plus de noirceur, ce n'est pas une œuvre amorale.
Tout pessimiste soit-il, Before They Are Hanged est un plaidoyer contre l'égoïsme. Dans chacune des intrigues, les héros ne progressent que quand ils oublient leurs préjugés. Ainsi Glokta comprend-il qu'il doit ménager la population indigène conquise s'il veut préserver la ville de Dagoska. Le colonel West n'obtient des résultats qu'en acceptant l'aide de sauvages que ses collègues exècrent ou dédaignent. Et la collection d'individus qu'a réunie Bayaz, au terme d'une quête commencée dans l'hostilité, le mépris et la méfiance, finit par se reconnaître des affinités.
Logen Ninefingers, tueur redoutable et aguerri, mais qu'une vie agitée a rendu sage, professe explicitement la morale de l'histoire au cours de ses échanges avec son parfait contraire, Jezal dan Luthar, jeune noble civilisé à la tête farcie par des rêves de prouesses et de gloires, et qui voit ses principes sérieusement ébranlés par une première véritable expérience avec le danger :
You treat folks the way you'd want to be treated, and you can't go far wrong. That's what my father told me. Forgot that advice, for a long time, and I done things I can never make up for (…). Still, it doesn't hurt to try. My experience? You get what you give, in the end. (p. 305)
Traite les gens comme tu aimerais qu'on te traite, et tu te tromperas peu. C'est ce que mon père m'a dit. Pendant longtemps j'ai oublié ce conseil, j'ai fait des choses que je ne pourrai jamais réparer (...). Mais ça ne coûte rien d'essayer. Mon expérience ? C'est qu'on récolte ce qu'on sème, au final.
Joe Abercrombie est psychologue de formation. Et à nouveau, cela se ressent. Dans The Blade Itself, il nous présentait en détail la façon de penser de ses personnages, leur mécanique interne. Dans Before They Are Hanged, avec autant de finesse, il décrit leurs interactions, il nous montre comment leurs aventures communes vont peu à peu changer leurs opinions sur les autres, sans pour autant qu'ils se défassent de tous leurs égoïsmes. Au bout de l'aventure, ils ne sont pas devenus les meilleurs amis du monde, ils s'insupportent encore parfois les uns les autres, mais au moins, ils savent se serrer les coudes. Et cette solidarité, potentiellement, offre de nouveaux ressorts dramatiques à la saga, annonçant ses derniers rebondissements.