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Il est donc inutile d'avoir lu les autres ouvrages pour apprécier celui-ci. Toutefois, les adeptes de la série précédente y trouveront aussi leur compte. Best Served Cold, en effet, complète la carte du monde imaginé par Abercrombie, présentant en détails une contrée jusqu'ici méconnue, la Styria, ou Styrie en Français (rien à voir avec le Land autrichien, bien entendu), qui ressemble à s'y méprendre à l'Italie de la Renaissance, constituée comme elle de cités-états divisées et querelleuses, terrain de jeu de puissances plus grandes qu'elle.
A la fin de The First Law, on voyait plusieurs personnages secondaires prendre la direction de ce pays, comme Carlot dan Eider, la courtisane et l'intrigante, Yoru Sulfur, l'âme damnée du mage Bayaz, Shylo Vitari, l'ancienne tortionnaire et inquisitrice, et Nicomo Cosca, le mercenaire ivrogne sans foi ni loi. On les retrouve tous ici, ainsi que le guerrier barbare Caul Shivers. On en apprend plus sur leurs passés et leurs personnalités respectifs, et certains d'entre eux deviennent maintenant, à leur tour, les principaux "héros" d'Abercrombie.
Quelques nouveaux protagonistes s'y ajoutent, qui, tout comme eux, se montrent subtils et originaux, sans rapport en tout cas avec les héros immaculés qui peuplent la fantasy de troisième zone. Il y a une grande femme de guerre, dont la réputation de férocité, bâtie contre son gré, ne reflète pas la personnalité profonde ; un tueur de masse brutal et autiste, obsédé par les chiffres ; un empoisonneur professionnel, hanté par des problèmes d'estime de soi.
Les fans d'Abercrombie retrouveront aussi, dans Best Served Cold, les qualités des autres livres : ce questionnement perpétuel sur les frontières entre le bien et le mal, sur la pertinence même de ces deux concepts ; des dialogues savoureux ; des profils psychologiques fins et nuancés ; une vision machiavélienne du monde et de la politique. Abercrombie, en effet, est un Nicolas Machiavel réincarné qui, au lieu d'exposer sa pensée dans un traité, aurait préféré le faire avec des romans de fantasy, mais n'en oublierait pas moins de le parsemer d'aphorismes sur la politique, mais aussi, surtout, sur la nature des hommes.
One cannot grow without pain. One cannot improve without it. Suffering drives us to achieve great things (…). Love is a fine cushion to rest upon, but only hate can make you a better person. (p. 35)
Abercrombie pousse à son comble l'entreprise de démythification de la fantasy, lancée depuis quelques années maintenant par quelques uns de ses pairs. Avec lui, les relations entre hommes sont bâties sur le mensonge et la dissimulation ; l'amour est rare et, quand il existe, il tourne aisément à la haine ; la souffrance, physique ou psychologique, est partout ; les héros sont abimés par les conséquences de leurs décisions ; certains sont même sévèrement mutilés ; les hommes sont des pions au service des puissants, et les puissants eux-mêmes sont manipulés par d'autres ; la victoire est amère, elle est sans joie, et elle ne résout rien.
Revenge. If you could even get it, what good would it do you? All this expenditure of effort, pain, treasure, blood, for what? Who is left better off for it? (…) Not the avenged dead, certainly. They rot on, regardless. Not those who are avenged upon, of course. Corpses all. And what of the ones who take vengeance, what of them? Do they sleep easier, do you suppose, once they have heaped murder on murder? Sown the bloody seeds of a hundred other retributions? (p. 345)
L'auteur nous ramène sur terre, et pourtant, il ne tue ni ne renie le roman d'aventure, il ne tourne jamais le dos à la littérature populaire. Bien au contraire, en la déniaisant, il la régénère. Son histoire est simple et universelle. A la manière du Comte de Monte-Cristo, elle nous relate la vengeance méthodique d'une personne donnée pour morte. Aucun des ressorts du romanesque n'est ignoré ni snobé : des batailles dantesques et des combats haletants sont décrits, avec une saisissante minutie de détails ; les coups de théâtre sont nombreux ; des héros que l'on croyait trépassés réapparaissent ; l'intrigue ne cesse de prendre des virages inattendus ; la tension monte, en crescendo, et le dénouement est imprévisible.
Tout cela, Abercrombie arrive à le condenser en un seul volume. Et c'est là que Best Served Cold se montre supérieur à The First Law. Contrairement à ce dernier, il ne nous faut pas un livre entier pour comprendre de quoi l'intrigue sera faite. Tout est en place, dès la première page, et il ne reste plus au lecteur qu'à dévorer avec délectation, choc, surprise et amusement cet exemple exaltant d'une fantasy qui aurait décidé de regarder la nature humaine en face.
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