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The songs might be full of heroes, but the only ones here were stones (p. 550)

Abercrombie a toujours voulu donner tort aux accusations les plus grossières à l'encontre de la fantasy, il a toujours cherché à dynamiter ces clichés. Ce genre ayant été régulièrement accusé de dérive fascisante, de fascination pour l'esthétique guerrière et pour le mythe du surhomme, l'écrivain anglais a voulu prendre tout cela à revers. Avec The Heroes, c'est le cas comme jamais. Il y dépeint la guerre comme une boucherie insensée dont personne ne sort jamais gagnant, et il présente l'héroïsme pour ce qu'il est : une fiction, une vue de l'esprit, une entorse à la réalité, une jolie histoire écrite a posteriori pour apporter aux combats un sens et une légitimation, pour donner une consolation aux vivants.

Who cares who's buried where? (…) Once a man is in the ground he's just mud. Mud and stories. And the stories and the men don't often have in common (p. 95)

Pour parvenir à ses fins, l'auteur raconte les trois jours de la bataille via six points de vue complémentaires, trois dans chaque camp. Du côté de l'Union, la puissance centrale du monde où Abercrombie place chacune de ses histoires, les protagonistes sont Bremer dan Gorst, capitaine disgracié de la garde royale, qui cherche à se racheter sur le champ de bataille, Finree dan Brock, la fille ambitieuse du maréchal qui supervise les opérations, et le caporal Tunny, soldat expérimenté et véreux, sachant tirer profit de la guerre par des petits trafics et une exposition aux combats aussi limitée que possible. Du côté du Nord, assemblage fragile de clans et de combattants unifié par un chef de guerre plus craint que respecté, Black Dow, les principaux personnages sont son homme de main Curnden Craw, un vétéran reconnu pour sa droiture, mais usé par les combats, Calder, le fils puîné d'un ancien roi déchu et mort, un lâche et un intrigant notoire, et Beck, le fils d'un grand guerrier disparu, qui cherche à marcher sur les pas de son père, la tête farcie par des rêves d'héroïsme.

Sans surprise, ces rêves seront jetés à bas. Ceux du jeune Beck, et la plupart de ceux des autres. Avec Abercrombie, les héros n'existent pas. Ou bien ils sont des imposteurs. Ou des anonymes, ou des salauds, à l'image de cette bête de guerre et de cet être minable qu'est Bremer dan Gorst. De la bravoure à la couardise, il n'y a qu'un pas, dans un sens ou dans l'autre, comme le démontre Calder, en s'improvisant chef de guerre. Les exploits sont rarement récompensés, et les erreurs militaires peuvent conduire à la promotion de ceux qui les commettent, comme avec le fougueux général Mitterick. Il n'y a pas de justice dans la guerre. Il n'y a même pas de victoire. Il n'y a qu'un immense chaos, une suite d'actions aléatoires à peine contrôlées par les hommes, une invitation à la précipitation et à la stupidité, dont on ne sort gagnant que par hasard ou par opportunisme.

Ce pessimisme, constant chez Abercrombie, n'est pourtant pas total. La guerre aura enseigné des leçons utiles à quelques uns de ses personnages, elle les aura aidés à trouver leur voie. Et au milieu de ce pandémonium, même s'ils sont mis à l'épreuve, des sentiments comme l'amour existent, celui de Calder pour Seff, sa femme, celui de Finnree pour son époux, le jeune colonel Harod dan Brock, pourtant si différent d'elle. La fraternité aussi, celle qui lie les hommes d'arme entre eux, parfois même au-delà de leur camp, ou celle, complexe, ambigüe, qui unit les deux fils de l'ancien roi Bethod, Scale et Calder. Mais ces notes d'optimisme ne sont que des exceptions, dans un tableau généralement noir.

C'est précisément avec cette noirceur que The Heroes rencontre ses limites. A force de connaître et de pratiquer Abercrombie, on sait que tout va tourner mal. Le récit en devient parfois aussi prévisible qu'un roman de fantasy plus classique. Au lieu d'avoir un héros qui surmonte l'adversité, on voit des couards (ou des braves, peu importe) s'en prendre inéluctablement plein la tête. L'auteur nous réserve pourtant des surprises à la fin, le récit prend parfois des tournures imprévues, par exemple avec ce tout dernier chapitre qui, dans le plus pur style Abercrombie, complexe, ambigu, jamais définitif, semble contredire tout ce que le livre enseignait avant, faisant presque l'éloge du métier des armes. Mais pour l'essentiel, il y a peu de suspense avec The Heroes.

Il faut dire que le style narratif n'aide pas. Le fait de raconter l'histoire depuis les deux camps est la grande force de ce livre. Mais il en est aussi la limite. A cause de cela, le lecteur ne prend pas partie. Il se fiche, au final, de l'issue de la bataille, de qui la remportera ou pas. Il frissonne peu pour ces personnages souvent peu attachants, dont on nous conte les mésaventures.

Best Served Cold, le roman précédent de l'Anglais, son meilleur, avait le mérite de mêler à sa vision désenchantée une trame dans le plus pur style romanesque : l'histoire d'une vengeance. On mourait d'impatience de savoir si Monza Murcatto parviendrait à ses fins. Même si elle n'était pas un ange, on sympathisait, on s'identifiait à elle, on souffrait avec. Avec The Heroes, les protagonistes sont trop divers, trop gris, trop ambigus pour que ce soit le cas, pour que le roman conjugue avec réussite la capacité d'immersion qui est la qualité de la littérature fantasy, et ce réalisme juste et bien senti qui est celle de Joe Abercrombie.