La fantasy est un genre substantiellement anglo-saxon. Les écrivains français, cependant, devraient s'y trouver à leur aise, compte-tenu de ses dernières évolutions. En effet, tout ce qui caractérise les meilleures de ses œuvres récentes (relégation à l’arrière-plan du surnaturel et de la magie, réalisme psychologique et politique, crudité du sexe et de la violence, pessimisme, scepticisme et ambiguïté morale), ressemble à notre littérature. Cela correspond davantage à notre état d’esprit que la fantasy originelle.
La France devrait donc y prendre part. Elle devrait y exceller, comme l’a fait au moins l’un de ses écrivains, Jean-Philippe Jaworski, avec son formidable Gagner la guerre.
Celui-ci est le premier roman d’un auteur, professeur de lettres à la ville, qui comme bien d’autres en fantasy, a commencé par le jeu de rôle. Mais ce n'est pas son premier livre. Un peu plus tôt, il a publié Janua vera, un recueil de nouvelles prenant toutes place dans le Vieux Royaume, un univers de sa création. C’est aussi dans ce cadre que se déroule Gagner la guerre, dont le héros est un personnage apparu dans le précédent ouvrage, un certain Benvenuto Gesufal auquel ce roman doit énormément.
Ce dernier a tout pour (dé)plaire. Voyou des bas-fonds devenu l’homme de main d’un puissant politique, ce spadassin hors-pair est violent, irascible, égoïste, haineux et plein de préjugés, Et c’est précisément cela qui le rend si attachant. Surtout quand l’auteur nous laisse entrevoir, chez cet être revêtu d’une épaisse carapace, de vilaines cicatrices d’enfance mal refermées.
Un autre point fort du roman, sont les relations ambiguës entre cette canaille et son protecteur, le machiavélique Leonide Ducatore.
Exclusivement utilitaristes, quoique pas dépourvues de sentiments (reconnaissance, admiration, haine, rancœur), nourries de méfiance et de manipulations, et influencées par les autres membres du clan Ducatore (le sorcier Sassanos, Clarissima la fille de Leonide, les soudards à son service, etc.), elles soutiennent l’intrigue alambiquée du livre, de ces premiers chapitres où Benvenuto sacrifie son intégrité physique aux projets politiques de son patron, jusqu’aux ultimes lignes très réussies de ce roman haletant.
Car Gesufal n’est qu’un pion, sur un grand échiquier politique dont l’un des joueurs est Leonide Ducatore.
Contrairement à ce que son titre laisse entendre, Gagner la guerre parle peu de conflits et de batailles. Parfois spectaculaires, les actions relèvent plutôt du roman de cape et d’épée : ce sont des bagarres et des coups d’éclat individuels. Au début de l’histoire, la guerre en question est déjà terminée. Ce qu’il faut gagner, en fait, c’est la suite. Il s’agit, pour Ducatore, de tirer profit de la victoire de sa cité pour s’emparer du pouvoir, pour passer du statut de ministre à celui de tyran indétrônable. C’est cette grande histoire, racontée via les déboires personnels de Gesufal, que relate le livre. Et de fait, c'est un roman assez statique, la majeure partie de l’intrigue se jouant à Ciudalia, la capitale de la République dont Ducatore cherche à s’emparer.
Celle-ci, un mélange entre la Venise du Moyen-Âge et la Florence des Médicis, est l’autre héros du livre. Sous la plume de Jarowski, cet enfilement de bâtisses et de ruelles construites au flanc de l’océan, prend littéralement vie. A plusieurs reprises, on la personnifie. Pour don Benvenuto, Ciudalia est la matrice, elle est la mère à laquelle il souhaite revenir malgré les dangers qui l’y attendent. Pour Ducatore, elle est une amante à mettre dans son lit. Pour donna Lusinga, l’une de ses ennemies, elle est une monstruosité prédatrice qu’il faut détruire.
Politique, psychologiquement fine, globalement pessimiste, mettant en scène une magie sombre et puissante, mais avec parcimonie, l’intrigue de Gagner la guerre appartient au registre moderne de la fantasy. N’y échappe que cet étrange moment où Gesufal part en exil. Pourchassé alors par des puissances maléfiques, il séjourne dans une auberge, et il y rencontre des elfes et des nains. Mais ce moment bizarre, qui nous ramène pour quelques dizaines de pages dans le monde de Tolkien, n’est qu’une parenthèse. Le reste du livre est plus contemporain.
Et surtout, Jarowski y ajoute une touche bien française : une écriture habile, à la fois parlée et littéraire, à la Céline, complétée par un vocabulaire d’une impressionnante richesse. Quelquefois, quand un registre gouailleur se mélange à des mots savants issus d’un répertoire médiéval, la formule paraît artificielle. Gagner la guerre, c’est comme si Michel Audiard avait importé dans un film historique ses dialogues inspirés des titis parisiens. Mais passé l’effet de surprise, ils soulignent à merveille le caractère pas net et crapuleux de Gesufal et de la ville pourrie de Ciudalia. Et ils démontrent que, pour un peu, avec des gens aussi talentueux que Jean-Philippe Jarowski, la France pourrait devenir le fer de lance de la fantasy moderne.