Après s'être essayé au format "Young Adult" avec la saga The Shattered Sea, Joe Abercrombie s'est donc décidé (seul, ou sous la pression de son éditeur, qu'importe) à revenir en 2016 à l'univers qui l'a fait connaître, celui de The First Law. Septième volume de la série, Sharp Ends n'est toutefois pas un inédit. Il s'agit d'une compilation de nouvelles dont la plupart avaient déjà été publiées, et qui racontent des histoires plus ou moins indépendantes, étalées sur une période de trente ans, avant, pendant et après celles relatées dans les autres livres.

JOE ABERCROMBIE - Sharp Ends

Généralement, la première cible de ce type d'entreprise, ce sont les fans.

L'objectif, c'est de leur parler à nouveau des lieux, des événements ou des personnages qu'ils ont appréciés, mais sous un autre angle. C'est le cas par exemple des nouvelles qui ouvrent et qui closent cet ouvrage : la première, "A Beautiful Bastard", porte sur la jeunesse de Sand dan Glokta, et la dernière, "Made A Monster", sur les premiers pas de Logen Ninefingers, deux des principaux héros créés par Abercrombie. D'autres, comme "Some Desperado", en font autant avec des personnages plus secondaires, en l'occurrence Shy South. Ou bien, avec "Wrong Place, Wrong Time", l'écrivain britannique retrace dans les grandes lignes la même histoire que celle de son meilleur roman, Best Served Cold, mais sous une perspective particulière : celle de ses victimes collatérales, ces inconnues.

Mais avec l'autre moitié de ces nouvelles, Abercrombie livre presque un roman entier.

Il y retrace le parcours de deux nouveaux héros ; ou plus exactement de deux héroïnes, histoire de rééquilibrer une galerie de personnages surtout masculine. Il s'agit donc de Shevedieh, la meilleure voleuse de Styria, et de Javre, une guerrière redoutable, véritable calamité ambulante, qui répond au doux surnom de "Lionne de Hoskopp", deux femmes dans lesquelles certains ont vu une actualisation de Fafhrd et du Gray Mouser de Fritz Leiber.

Sharp Ends retrace sur de longues années, de leur rencontre à leur séparation (puis à leurs brèves retrouvailles), les folles aventures de ces deux femmes unies par une ironie du sort, deux personnages qui ne cessent de se chamailler, et qui ne découvrent leur attachement mutuel qu'une fois éloignées l'une de l'autre.

Avec ce récit, Abercrombie ne se contente pas de revenir à l'univers qui l'a fait connaître. Il renoue avec ses fondamentaux (si d'aventure il les avait trahis). Mettant en scène des personnages très imparfaits, il se fait plaisir avec des histoires remplies de violence, d'humour, de situations cocasses et d'ironie. Ce psychologue de formation égrène comme toujours des tas de leçons de vie, sur le mode du développement personnel.

La morale principale de l'histoire de Shevedieh est d'ailleurs identique à celle de quelques autres de ses romans, par exemple celle que Caul Shivers partage dans Best Served Cold : il ne sert à rien de changer de vie, si l'on n'est pas prêt à se changer soi-même. Shevedieh ne nous dit pas autre chose, vers la fin de la nouvelle "Three's A Crowd" :

If you want to be a fine new person with a fine new life you've got to put the person you were behind you, like a snake sheds its skin. You've got to stop picking through your hoard of hurts and grievances like a miser with his coins, set 'em down and allow yourself to go free. You've got to forgive and you've got to trust, not because anyone else deserves it, but because you do (p. 272)

Si tu veux être quelqu'un de neuf et changer de vie, tu dois laisser derrière la personne que tu étais, comme un serpent se débarrasse de sa peau. Tu dois cesser de faire le compte de tes peines et de tes rancœurs comme un avare le fait avec ses sous, tu dois les mettre de côté et te laisser aller. Tu dois pardonner et tu dois faire confiance, pas parce que quelqu'un d'autre en est digne, mais parce que toi, tu le mérites.

Abercrombie est fidèle à lui-même. On retrouve dans Sharp Ends quelques autres de ses grandes spécificités.

Par exemple, il joue plus que jamais de subjectivités concurrentes pour montrer les écarts de perception qui existent souvent, à son propre sujet, entre soi-même et les autres. La dernière nouvelle, "Made A Monster", est caractéristique de ce style. Elle raconte la trahison de Logen Ninefingers par son ancien mentor Bethod, mais du point de vue de ce dernier, inversant par la même occasion les rôles du gentil et du méchant.

L'Anglais nous montre aussi ce que les épreuves font des gens, quand dans "A Beautiful Bastard", il nous présente un Glokta suffisant et vaniteux (avant qu'il ne traverse des années d'emprisonnement et de torture) et un Tunny naïf et enthousiaste (avant que l'expérience de la guerre ne le transforme en soldat véreux et désabusé).

Avec Joe Abercrombie, les fonds de tiroir recèlent des trésors. Tous ces petits jeux, toutes ces petites démonstrations psychologiques, c'est même son vrai truc. Et cet auteur de fantasy qui, contrairement à d'autres, n'a jamais joué de l'immersion, du temps long et de la complexité de l'intrigue, montre avec ce Sharp Ends aussi accrocheur qu'accessoire, que le format très court de la nouvelle se prête admirablement bien à son art.

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