La meilleure BD française est belge. Les plus grands chanteurs français sont belges. Même le meilleur rap français, est belge. Et il se pourrait bien que la meilleure fantasy française (ou francophone, donc) soit belge aussi, à en croire l'excellent Manesh de Stefan Platteau, un historien de formation dont ce roman, qui a reçu d'emblée le prix Imaginales 2015, est la première manifestation littéraire. Ce premier volume de la trilogie Les Sentiers des Astres a en effet deux grandes qualités. D'abord, il est très bien écrit, dans un style ni trop sommaire, ni surchargé. Il est d'une lecture agréable et coulante, qui nous immerge dans des ambiances particulières. Ensuite, il est original.
Les Moutons Electriques / J'ai Lu :: 2014 / 2016 :: acheter ce livre
L'intrigue repose sur quelques-uns des standards de la fantasy. Elle nous parle du réveil par des hommes désespérés de puissances anciennes qui les dépassent, et du parcours initiatique d'un jeune garçon pourvu de grands pouvoirs. Passant d'une temporalité à l'autre, le récit rappelle un peu celui du Nom du Vent de Patrick Rothfuss, dont il a parfois les longueurs et l'aspect contemplatif. Comme dans ce jeune classique de la fantasy américaine, un groupe d'hommes en péril intrigués par un homme mystérieux, le dénommé Manesh en l'occurrence, l'écoutent retracer son existence dans les détails.
Cet homme étrange qui se fait appeler "Le Bâtard", nos héros l'ont recueilli dans une de leurs gabarres, alors qu'il dérivait sur un fleuve accroché à une branche, en piteux état, et qu'eux-mêmes remontaient son cours en quête d'un oracle, le Roi-Diseur. A mesure qu'elles s'emmêlent, on découvre que les deux histoires, d'un côté la quête de nos nouveaux argonautes, de l'autre le périple de Manesh, fils d'une créature extraordinaire appelée le Semeur de Feu, sont liés. Qu'elles se rapportent l'une comme l'autre aux enjeux d'une guerre civile qui se déroule plus au Sud, dans l'Héritage, leur pays commun.
L'histoire en tant que telle pourrait être banale, si elle ne s'inscrivait pas dans un cadre inédit. Amateur de diverses mythologies, hindoues, celtes, ou autre, Stefan Platteau les mélange pour développer un univers unique. L'action s'articule ainsi autour de grands fleuves sacrés qui rappellent ceux de l'Inde, mais celui qu'ils remontent, au lieu de cheminer dans des paysages ensoleillés, parcourt une forêt boréale crépusculaire. Ce monde, comme l'indique le titre de la trilogie, est lui-même présidé par ses astres. Ses espèces antiques, mystérieux Solaires et Lunaires, émanant des deux principaux. Quant à Manesh et à son extraordinaire père, ils sont poursuivis par un ennemi vindicatif, qui prend la forme originale d'un pâtre poussant devant lui un répugnant troupeau de cochons dévastateurs et dévoreurs.
Le plus remarquable est que Platteau réalise une synthèse aboutie entre l'ultra-réalisme de la fantasy moderne et son prisme mythologique. Comme chez beaucoup de ses contemporains, la violence, le sexe et la crasse sont présents dans son récit. Ils ne sont pas occultés. Mais ils ne sont jamais évoqués gratuitement, avec la complaisance et la jouissance malsaine d'autres auteurs. Comme attendu dans la meilleure fantasy contemporaine, les personnages sont ambigus. Le narrateur s'écarte de tout manichéisme, il ne prend parti pour aucun des deux camps qu'il nous présente (en tout cas les deux camps humains), ceux qui s'affrontent dans la guerre civile qui est la raison pour laquelle, et Manesh, et ses sauveteurs, se retrouvent dans la forêt Vyanthryr. Mais le point de vue n'est jamais sardonique, ni désabusé. Vu de l'intérieur, chaque faction est sympathique, ses intentions sont nobles et légitimes. Le cynisme adolescent par lequel la fantasy cherche parfois à signifier qu'elle a abandonné le monde de l'enfance, est absent de ce livre.
Stefan Platteau est unique, en tout cas dans le monde francophone (on le sait influencé par l'Anglais Robert Holdstock, qui s'est lui-même nourri de sources mythologiques). Sa fantasy évite deux écueils du genre, bons sentiments d'un côté, cynisme exacerbé de l'autre, pour se concentrer sur l'écriture, sur les personnages, sur l'univers, sur l'ambiance. Il le fait au frais de l'action, parfois, mais il se rattrape avec la traque qui conclut de façon crispante ce livre à placer sans hésiter parmi les jalons de la fantasy d'expression française.