Jean-Philippe Jaworski, ce n'est pas seulement Gagner la Guerre, ce roman de 2009 devenu l’œuvre pivot de la fantasy française. Deux ans auparavant, le même auteur nous avait offert un recueil de nouvelles, Janua Vera (sa première publication, si on excepte ses travaux pour le jeu de rôle), et celui-ci était déjà de très haut vol. On y trouvait d'ailleurs l'ébauche de son futur livre. L'une de ses histoires en effet, "Mauvaise Donne", mettait déjà en scène les mêmes personnages, l'assassin soupe-au-lait Benvenuto Gesufal et le machiavélique politicien Léonide Ducatore. Elle racontait leurs aventures dans cette même ville, Ciudalia, très inspirée par la Renaissance italienne, dans la même atmosphère et avec le même style canaille que l'ouvrage qui suivrait.

JEAN-PHILIPPE JAWORSKI - Janua Vera

Les Moutons Electriques / Folio SF :: 2007 / 2015 :: acheter ce livre

C'était d'ailleurs l'ensemble des nouvelles proposées alors par Jaworski, et pas seulement "Mauvaise Donne", qui prenaient place dans ce monde, le Vieux Royaume, qui allait aussi servir de cadre à Gagner la Guerre. Et pourtant, elles étaient significativement différentes. A l'occasion du roman-fleuve sorti deux ans plus tard par l'auteur, de ces aventures de cape et d'épée renouvelées qui semblaient puiser leurs dialogues et leur vocabulaire du côté de chez Audiard, on avait pu parler d'un style Jaworski. Mais Janua Vera montrait qu'il existait en fait plusieurs styles Jaworski. Que ce professeur de lettres à la ville, qui sait définitivement très bien écrire, était un caméléon. Qu'il était capable d'adapter sa narration à plusieurs sous-genres littéraires.

La seule faiblesse de Gagner la Guerre, le seul reproche à lui faire, c'est qu'il délaissait pendant quelques pages la style réaliste de son récit pour nous plonger bizarrement en pleine fantasy tolkienienne. Au beau milieu de son roman, Jaworski ne résistait pas à l'envie de nous faire visiter son monde, à nous faire connaître d'autres facettes de son Vieux Royaume, que cette ville de Ciudalia gangrenée par la pègre et dirigée par des puissants sans scrupule. Mais avec le format de Janua Vera, en nous relatant des histoires sans lien entre elles (ou presque), il peut nous faire profiter plus librement de la plasticité et de la diversité du monde qu'il a créé, sans paraître hors-sujet.

Et de fait, chacune de ses nouvelles nous emmène dans un coin différent du Vieux Royaume, et chacune prend ainsi une tournure distincte. La toute première, "Janua Vera", qui nous relate l'histoire d'un roi tout-puissant travaillé par l'ennui et la folie, prend la forme d'un récit mythologique. "Une Offrande Très Précieuse" , avec ses barbares combattant et sa magie obscure, confine à la sword & sorcery. "Le Service des Dames" s'inspire quant à lui du roman courtois médiéval. "Jour de Guigne" donne dans la fantasy humoristique, dans une veine assez proche de celle de Terry Pratchett. "Le Conte de Suzelle" est exactement ce qu'il annonce, un conte à la fois beau et cruel, et peut-être la meilleure de ces nouvelles, pourtant toutes excellentes. "Le Confident", qui nous parle quant à lui d'un reclus condamné à l'obscurité, est inclassable. Quant à "Un Amour Dévorant", avec son histoire de spectres et de tragédie amoureuse, il évoque le roman fantastique à la mode du XIXème siècle.

Ce XIXème siècle qui fut l'âge d'or de la littérature française, Jaworski en est l'héritier. Son écriture est recherchée, travaillée, riche en vocabulaire, mais jamais elle ne prend le pas sur le récit. Elle y est au contraire subordonnée, elle est tout entière à son service, y compris quand l'auteur se lance dans des descriptions et qu'il cherche à installer des ambiances. Ses histoires, souvent tournées vers les anonymes, vers les simples, vers les petites gens des villes et des campagnes, rappellent le roman réaliste d'alors. Et il en est de même de son souci de documentation, quand par exemple, dans "Un Amour Dévorant", il décrit par le détail les techniques des charbonniers. Il ne le fait pas par remplissage, ni pour étaler ses connaissances, mais parce que cette description va se montrer importante dans le déroulé ultérieur de l'intrigue.

Jean-Philippe Jaworski, de fait, prolonge et renouvelle une époque. Il nous propose, comme les meilleurs auteurs de fantasy (au rang desquels il figure), toutes nationalités confondues, une suite aux grandes fresques romanesques et aux nouvelles tragiques qui ont marqué ce siècle où la grande littérature était, aussi, de la littérature populaire (à moins que ça ne soit le contraire).