Qu'est-ce qui définit un bon livre ? Cette question, on se la pose tout au long du second tome de la série The Unhewn Throne, de Brian Staveley, qui nous raconte la suite des aventures de Kaden, Valyn et Adare, les trois enfants d'un empereur assassiné au terme d'un complot aux ramifications complexes. Page après page, l'intellect et la raison nous invitent à questionner la qualité de cet ouvrage. Ses défauts sont visibles, comme le nez au milieu de la figure. Et pourtant, il est assez prenant. Il est de ceux qui ne se referment pas facilement, de ceux dont on a hâte de tourner la prochaine page ou de s'y replonger au plus vite, le soir ou le weekend venu, n'importe quand, pourvu que le temps libre le permette encore. Et finalement, n'est-ce pas l'unique chose qui compte ? N'est-ce pas là le seul critère d'appréciation d'un écrit ? Celui-ci, après tout, a-t-il d'autre but que de susciter le plaisir de la lecture ?

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Beaucoup de choses sont gênantes dans ce livre. La première, c'est la stupidité des personnages, c'est leur propension à prendre des décisions invraisemblables. Chacun y va de la sienne. Adare, par exemple, la seule femme du trio, celle-là même qui est censée être son génie politique, choisit de quitter le palais où elle a toujours vécu pour s’égarer dans la nature. Plutôt que d’intriguer de l’intérieur, elle entreprend de rallier l’armée de ses ennemis, dont elle vient pourtant d’exécuter le chef. Son frère Valyn, pendant que ses compagnons se font massacrer par de redoutables barbares nordiques, et malgré les admonestations de sa sœur, choisit de ne pas intervenir et de poursuivre coûte que coûte une mission qui lui a été confiée par le chef de ces mêmes barbares nordiques, qu’il sait pourtant être un traitre et un manipulateur. Quant au troisième membre de la fratrie, l’héritier légitime Kaden, il abandonne son ancien maître et son seul protecteur pour un représentant des Csestrims, une ancienne race redoutée qui a autrefois cherché à anéantir l’humanité, dans l’espoir de sauver une jeune femme qu’on soupçonne fortement, à ce stade de l’histoire, d’être elle aussi une Csestrim.

Ces décisions hasardeuses s’avèrent parfois être les bonnes, au bout du compte, mais au terme de concours de circonstance qui ne doivent rien à la sagacité des personnages. Dans le cas d’Adare, on a même droit à un deus ex machina en bonne et due forme. Le plus fort, c’est que Brian Staveley lui-même semble réaliser l’absurdité des décisions de ses héros. A chaque fois, il décrit dans le détail les circonvolutions mentales et psychologiques des trois jeunes gens pour légitimer leurs choix étranges, conscient qu’une explication simple ne conviendrait pas. C’est comme si, dans le but de rendre son récit haletant, il souhaitait l’emmener à chaque fois dans une direction inattendue, mais que cela n’était possible qu’en s'affranchissant de la vraisemblance.

D’autres éléments, ici ou là, suscitent la circonspection. Il en est ainsi de l’évolution de Kaden. Celui-ci, au début, paraît particulièrement ingénu. Il est lent à la détente, ce qui est compréhensible pour un jeune homme qui a passé l’essentiel de sa vie dans un monastère, à l’écart des remous du monde. Ainsi, quand ils ont démasqué Ran il Tornja, l’assassin de son père, lui faut-il une longue discussion avec l’historien Kiel, son nouveau compagnon, pour qu’il comprenne enfin quelles sont les visées ultimes du meurtrier. Mais quelques jours plus tard, rebondissement, il devient un génie de la politique en ralliant les opposants à son empire et en manigançant un stratagème (branlant et très aléatoire) pour que ses ennemis s’entretuent. Autre chose : le vaste monde de Staveley semble parfois particulièrement petit. Adare par exemple, au cours de ses pérégrinations, tombe immédiatement sur le meneur des ennemis qu’elle cherche à rejoindre, au détour d’une rue sombre. Et plus tard, fortuitement, elle démasque et rallie des sorciers légendaires qui se sont pourtant évertués à se cacher du monde pendant des siècles.

Cependant, en dépit de tous ces défauts, le récit de Staveley est accrocheur, il est prenant. Peut-être, donc, faut-il oublier ses préjugés, peut-être faut-il mettre de côté l’impératif de vraisemblance qui, en dépit du caractère fantasmagorique de la fantasy, demeure l’un de ses impératifs, pour tenter de comprendre ce qui captive malgré tout l’attention dans The Providence of Fire.

La première de ces qualités est étroitement liée au principal défaut de Staveley : si ses personnages s’échinent à prendre de drôles de décision, c’est que l’écrivain veut nous surprendre. Il souhaite nous emmener dans des directions insoupçonnées. C’est le cas avec les Csestrims qui, depuis le premier tome de la série The Unhewn Throne, sont sa meilleure idée. Maintenant qu’ils cessent d’être une menace diffuse et qu’on rencontre deux de ses représentants, ils se montrent plus subtils et ambigus que l’image véhiculée par les mythes à leur égard. Ils ne sont pas simplement les ennemis de l’humanité, engagés dans une longue entreprise résolue de destruction de l’espèce qu’ils ont eux-mêmes engendrée, les hommes. L’échiquier politique que nous dévoile alors Brian Staveley se montre plus vaste et plus complexe.

C’est le cas à d’autres reprises. Par exemple les Ishien, ces moines guerriers qui se consacrent depuis la nuit des temps à protéger l’humanité, s’avèrent être in fine des fanatiques obtus et violents, comme tout ordre qui finit par placer son idéal au-delà de toute autre considération. En bon ouvrage de fantasy contemporaine, The Providence of Fire brouille les pistes. Il n’est pas aisé de comprendre les motivations des personnages, il n’est pas toujours facile de déterminer qui sont les bons et qui sont les méchants, d’autant plus que les trois héros, ces frères et cette sœur qui n'ont jamais grandi ensemble, vont eux-mêmes s’opposer, qu’ils vont être emportés par la suspicion et la violence les uns envers les autres. Le suspense à cet égard demeure complet. Et le suspense, on le sait, est ce qui tient un lecteur en haleine.

L’autre atout de Staveley, cette fois à contre-courant d’une bonne part de la fantasy moderne, c’est la rapidité de son récit. Il y a peu de temps mort dans cette histoire, il y en a moins que dans le précédent tome, ‘’The Emperor’s Blades’’, un roman d’apprentissage classique, qui racontait la formation de ses héros (ou tout du moins de deux d’entre eux, Valyn et Kaden). Chaque chapitre ou presque est une histoire en soi, et au fil du récit, on voit les personnages évoluer d’héritiers pourchassés, à souverains concurrents, avec entre temps une bonne dose de combats, de batailles, de course-poursuite, d’intrigues politiques, de renversements de situation et de drames personnels.

Parfois c’est trop, notamment dans la suite d’actions effrénée de la fin. Le livre nous tombe un peu des mains quand Kaden nous expose les manigances qui vont le libérer de ses ennemis, quand le même tombe dans un piège gros comme une maison échafaudé par ces derniers, quand il s’avère que des dieux marchent en personne dans l’empire qui lui sert de cadre, ou quand l’une des héroïnes réalise tout à coup que l’un des grands méchants de l’histoire n’est autre que son père, offrant au roman son petit moment Star Wars. Mais enfin, il est rare qu’on s’ennuie avec The Providence of Fire.