Le titre de ce livre est trompeur. Ni la mythique cité d’Asie Centrale, ni l’Empire de Tamerlan, ni la Route de la Soie, ni l’actuelle république d'Ouzbékistan n'en sont le sujet. Samaracande relate en fait mille ans d’histoire persane, à travers le parcours d’un livre d’exception, un recueil de poèmes né à Samaracande et englouti longtemps après, avec le Titanic. Le roman est construit en deux temps. Il commence au XIème siècle avec l’auteur du manuscrit, le grand Omar Khayyam, poète, astrologue et mathématicien de génie. Et il se poursuit aux XIXème et XXème siècles avec Benjamin O. Lesage, le narrateur, aventurier américain passionné d’Orient et ultime possesseur de l’ouvrage.

AMIN MAALOUF - Samarcande

Comme toujours chez Maalouf, dont c'était là le second roman, ses personnages ne sont qu’un prétexte, un moyen de transmettre de la façon la plus didactique possible son érudition, sa connaissance d’un Orient complexe et pluriel, largement méconnu des Occidentaux. Des Croisades vues par les Arabes à Léon L’Africain, le genre a changé, l’écrivain libanais est passé de l’histoire au roman, mais l’objectif demeure le même. Des petites histoires s’insèrent dans la grande, il est question d’amours, de jalousies, d’escapades aux quatre coins de l’Orient ou au-delà, mais régulièrement, inéluctablement, Maalouf en revient aux intrigues royales, aux coups d’états, aux mouvements de troupes, aux grandes manœuvres politiques et diplomatiques. Jusqu’à en oublier ses héros, sur des pages entières.

Cet océan de savoir et d’événements qui envahit le livre peut se montrer lassant. Mais, l’écrivain sait captiver le lecteur occidental. Son style est agréable et coulant, il concentre le récit sur quelques personnages clés plutôt que de se perdre dans une foule de protagonistes, il dégote les bonnes anecdotes, celles qui relient l’histoire de l’Orient à celle de l’Occident (on découvre ici que le "x" mathématique est une invention de Khayyam, comme l’on apprenait avec Les Croisades que le mot "échalote" provenait de la cité d’Ascalon). Enfin, son récit apporte aux Occidentaux des clés pour mieux comprendre l’Orient contemporain. Cela semble même sa raison d’être. L’histoire s’arrête en 1912, mais tout au long, on ne peut s’empêcher de penser à la Perse actuelle, à la République Islamique d'Iran.

Avant d’être l’histoire de Khayyam, la première partie de Samarcande est le portrait de l’Orient médiéval, celui d’un monde où les maîtres étaient turcs, la religion arabe, mais la civilisation persane. A travers trois personnalités de l’époque, trois Persans, Maalouf présente les différentes facettes de l’esprit iranien. Nizam-el-Molk le grand vizir du sultan turc, Hassan Sabah le fondateur de l’Ordre des Assassins et Omar Khayyam le savant apportent chacun un exemple de comportement face aux vicissitudes de l’existence. Au premier l’art de la manœuvre, le pragmatisme et la realpolitik. Au deuxième les certitudes et la puissance d’un fanatisme destructeur et autodestructeur. Au troisième le retrait du monde, la fuite dans les jouissances éphémères que sont le vin, l’amour ou l’observation des étoiles.

Dans la seconde partie du livre, en plus de relater les péripéties de la vie de Benjamin O. Lesage, ses fréquentations parisiennes et persanes, ses amours avec une princesse du cru, Amin Maalouf retrace une histoire méconnue, celle d’un Iran du début du XXème siècle qui a tenté la démocratie. Avec, encore, un jeu à trois entre les principaux acteurs de l’époque : le Shah, despote sous la coupe des puissances de l'Ouest ; les "fils d’Adam", démocrates et libéraux ; et les mollah rétrogrades. L’écrivain décrit la compétition qu'ils se livrent pour l’émancipation du pays. "Que la démocratie triomphe et les mollahs deviendront démocrates. Que les mollahs triomphent et les démocrates deviendront des mollahs" remarque un personnage du livre. Comme dans Les Croisades…, Maalouf montre à quel point la frustration des Orientaux face aux succès occidentaux renforce leur refus de la modernisation, synonyme pour eux de capitulation. "Si les Persans vivent dans le passé, c’est parce que le passé est leur patrie (…). Tout ce qui pour nous est symbole de vie moderne (…) est pour eux symbole de domination étrangère : les routes, c’est la Russie ; le rail, le télégraphe, la banque, c’est l’Angleterre ; la poste, c’est l’Autriche-Hongrie" (p. 239).

Pour raconter l’échec de la modernisation en Iran, Maalouf avance plusieurs explications : la corruption généralisée, la faible maturité politique, etc. Mais une cause, plus que toute autre, est mise en avant. Les grands fautifs de ce rendez-vous manqué ne seraient pas iraniens, ils viendraient d’ailleurs. Ce sont la Russie impérialiste et l’Angleterre maîtresse des Indes, peu désireuses de voir un peuple puissant s’émanciper à leurs frontières. D’un point de vue historique, il y aurait sûrement à redire, à contester, à nuancer. Mais Samarcande n’est pas une thèse. C’est une fable, un conte, avec ses péripéties et sa morale. Et dans le genre, Maalouf est imbattable. Entre le mauvais roman historique, celui où l'époque ancienne n'est qu’un décorum exotique pour des intrigues convenues, et la science historique contemporaine, triviale, austère, et qui n’a plus rien de littéraire, l’écrivain trouve le point d’équilibre.

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