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Ne cherchez pas une intrigue dans The Blade Itself, le premier tome de cette trilogie. Il n'y en pas vraiment. Enfin si, il y en a une, le lecteur comprend bien qu'il se trame quelque chose en coulisse, que l'Union, cet empire orgueilleux et insouciant qui est au centre du récit, est menacé par quelques forces, certaines visibles comme les Etats voisins, et d'autres plus occultes. Mais il ne commence à percevoir les tenants et les aboutissants de tout cela, de manière partiale et floue, qu'à la toute fin du volume. Auparavant, le livre ne fait que décrire en vue subjective les aventures parallèles de trois héros distincts, dont les objectifs ne sont jamais clairs et les motivations changent.

Ne cherchez pas non plus ce côté immersif, certains diront escapiste, qui est le propre des sagas de fantasy, leur force pour beaucoup de fans, leur tare selon leurs détracteurs. Abercrombie n'a que faire du souffle épique et de la geste héroïque. Il s'amuse au contraire à mettre en scène la petitesse humaine, en particulier celle de ses "héros". Même les passages en principe les plus haletants, ceux qui devraient être les grands moments de l'histoire, comme la victoire éclatante de Jezal dan Luthar en tournoi, ou l'intervention du mage Bayaz contre les inquisiteurs qui menacent ses protégés, sont tournés en dérision, quand l'un se voit félicité par un roi sénile, et que l'autre règle ses problèmes de façon expéditive, en sortant dégoulinant de son bain.

Le livre, donc, repose sur d'autres ressorts : sur l'action, en partie, quelques pages étant riches en bagarres acharnées, en courses-poursuites haletantes et en combats rondement menés ; et sur l'humour, présent, comme jamais dans un livre de fantasy. Cet humour repose en grande partie sur le style narratif de l'ouvrage. En nous livrant tour à tour le point de vue de chaque protagoniste, en exposant leurs pensées sur le mode du monologue intérieur, Abercrombie met en exergue leurs préjugés, leurs erreurs et leurs ignorances, et on rit du décalage avec la dure réalité. On atteint même des sommets dans les deux chapitres capitaux de l'ouvrage, le tournoi remporté par Jezal et la visite de la tour du Maker, décrits selon trois points de vue concurrents.

Ce qui nous amène au principal ressort du récit : la psychologie des personnages. Ceux-ci ne sont pas complètement des antihéros, mais ils ne sont pas non plus des surhommes parfaits aux intentions saines. Abercrombie, en effet, nous offre pour héros un trio assez impayable : un barbare brutal et mal léché, mais sensible et altruiste ; un jeune hidalgo imbu de sa personne ; et un inquisiteur infirme, tortionnaire à la fois cruel et mélancolique. A ceux-là s'ajoute une galerie de personnages secondaires aussi hauts en couleur : une sauvageonne hors-la-loi irascible, un héros de guerre complexé par ses origines modestes, la sœur émancipée et dégourdie de ce dernier, un magicien débonnaire, son timide apprenti et d'autres encore.

Aucun de ces protagonistes n'est un stéréotype, et aucun n'est unidimensionnel. Si Ninefingers et le Major West sont d'abord présentés sous un jour favorable, la fin du livre dévoile leur part d'ombre et de bestialité. A l'inverse, si le narcissisme de Jazal dan Luthar et le sadisme du détestable Sand dan Glokta sont exécrables, on sympathise avec eux en entrant dans leurs pensées, en partageant leurs doutes et leurs souffrances, et quand ils finissent par se montrer plus sensibles qu'ils ne le voudraient eux-mêmes, le premier en tombant amoureux, le second en ranimant une amitié disparue.

Ce sont ces portraits fins et inhabituels qui ont fait de The Blade Itself le succès critique et public qu'il a été. C'est grâce à tout cela que l'ouvrage se lit tout seul, même s'il ressemble à une longue introduction plutôt qu'à une véritable histoire. Le livre, en effet, est un peu comme ces romans réalistes du XIXème siècle qui nous présentaient sur des pages les personnages et le contexte, avant de nous détailler enfin l'intrigue. Sauf qu'ici, Abercrombie nous les présente en pleine action, rendant ce prélude déraisonnablement long qu'est le premier tome de The First Law moins indigeste qu'il aurait pu l'être.